Depuis près de 30 ans, le producteur d’Alex Lutz ou de Nicolas Canteloup, se bâtit un vaste empire de théâtres parisiens. Rencontre avec Jean-Marc Dumontet, qui continue de peser en coulisse.

On ne se lance pas dans le théâtre comme dans n’importe quel business. Il faut du cœur, de la clairvoyance, de la patience, des convictions et cette part de modestie qui permet de reconnaître le talent des autres quand il se présente. On a échangé avec un artisan du spectacle, qui possède Le Point-Virgule, Le Grand Point-Virgule, Bobino et, encore, le Théâtre Antoine à Paris.

Le Zéphyr : Qu’est-ce qui vous a convaincu de basculer vers le monde artistique ?

Jean-Marc Dumontet : C’est le goût de l’aventure et de l’émotion que provoque la découverte d’un spectacle. Quand on se lance dans un projet, on démarre d’une page blanche pour arriver, parfois, à des résultats exceptionnels. Fary est un très bon exemple. Je l’ai rencontré il y a quatre ans lors d’une audition au Grand Point-Virgule. Il est progressivement devenu un artiste confirmé qui remplit les salles. Sur scène, il est extrêmement brillant, car il a beaucoup travaillé et mûri son expression. Il était d’ailleurs au Cirque d’Hiver il y a peu pour la captation de son spectacle pour Netflix. C’est le deuxième artiste à faire l’objet d’un tel dispositif. La martingale n’existe pas. On se donne une obligation absolue de travail, mais on ne peut pas garantir le succès. Je me suis rendu compte que ces aventures-là m’émouvaient profondément et me nourrissaient intellectuellement.

Qu’est-ce qui, selon vous, fait l’âme d’un théâtre ?

Ce sont les gens qui l’incarnent, le portent et se battent pour lui. C’est également un esprit, une manière de travailler. Lorsque l’on accueille les artistes, ils doivent comprendre que nous mettons tout en œuvre pour leur offrir les meilleures conditions de travail. Lorsque nous avons repris le Théâtre Antoine, par exemple, nous avons commencé par créer de grandes cuisines au sein même du théâtre. Très souvent, nous organisons des repas avec les comédiens après le spectacle. Ce sont des moments extrêmement forts et joyeux où nous invitions également leurs amis, d’autres comédiens.

Je me souviens notamment d’un soir où nous avions à table Jean-Paul Belmondo, Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle. Ils étaient réunis après la représentation de Love Letters. C’est par ces petits moments de partage que l’on crée un esprit et que l’on donne aux gens l’envie de venir nous rejoindre. Au Point-Virgule, ma directrice Antoinette suit jour après jour les artistes et les accompagne dans leur projet. Elle les conseille, les guide et les épaule avec bienveillance.

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Que ressent-on quand le rideau se lève sur la grande première d’un tout nouveau spectacle ?

On est inquiet. Ce n’est vraiment pas l’instant que je préfère. C’est un moment fragile, car l’alchimie peut ne pas se faire. Je suis toujours très angoissé lorsque ce rideau se lève. Je préfère quand il tombe. Il y a beaucoup de paramètres qui entrent en jeu et, malgré la virtuosité d’Alex Lutz pour l’ouverture de son nouveau spectacle, je n’étais pas rassuré.

En vous écoutant, on a l’impression d’entendre parler un sculpteur…

Je travaille avec la matière humaine. Elle est très modulable. On peut la dégrossir, la polir, la travailler avec un artiste. Si je prends l’exemple de Fary, nous avons beaucoup échangé en quatre ans. Je ne veux pas m’arroger un rôle essentiel, mais je suis fier des conseils que je lui ai donnés. Il en a écouté certains, d’autres non. Si je suis sculpteur, c’est d’une matière souple pour que je puisse modeler et corriger. Tous les jours, on peut rectifier quelque chose. Et c’est absolument passionnant.

Qu’est-ce qui vous émeut chez un artiste ?

Le talent et l’ingéniosité humaine. Je ne suis jamais blasé par l’émotion qu’un artiste peut dégager. C’est toujours difficile à déterminer, mais, si je suis suffisamment ému et touché par un spectacle, je m’engagerais aux côtés de l’artiste. Ça se joue sur une personnalité, un ton, un esprit ou une intelligence. Dans le registre de l’humour, je suis contre la dictature du rire. Je ne cherche pas des gens qui provoqueront un rire toutes les vingt secondes. Je cherche du propos, du sens, de la pertinence et de l’originalité. Ce qui m’intéresse fondamentalement, ce sont des gens différents.

C’est ce qui a sans doute déclenché votre intérêt pour des gens comme Kevin Razy ou Panayotis Pascot, vu dans l’émission de Yann Barthès ?

L’un me touche par sa jeunesse et l’autre par la justesse de son propos. Je suis extrêmement sensible à l’intelligence, à la modestie et au sens du risque de Panayotis. Quand il me présente des textes, c’est toujours décalé et original. Ce homme de 19 ans a toujours des choses uniques à dire. Et, dans ce grand maelstrom de l’humour, voir émerger un personnage aussi calmement, aussi sereinement déterminé que lui, est assez subjuguant. On ne peut qu’avoir envie de l’aider et de contribuer à son essor. Je suis en urgence face à lui.

Je veux le voir aller plus vite, monter sur scène et se lancer concrètement. Je lui explique le parcours. J’insiste sur l’importance de prendre des bides et de s’en nourrir. Quand Kevin dit que son père est un aventurier en décrivant le parcours d’un homme ayant quitté son pays il y a trente ans pour des raisons économiques, c’est un bel hommage et une autre manière de parler de l’immigration ; une manière profondément humaine qui parle de gens qui tentent de se créer une place, d’apporter leur contribution à la vie d’un nouveau pays. Et ça me touche beaucoup.

Que dire de votre association avec Laurent Ruquier dans le cadre du rachat du Théâtre Antoine ?

Laurent est quelqu’un d’extrêmement rare dans la mesure où il est sur tous les fronts. Il est venu au Théâtre Antoine par passion. C’est un homme très vif, réactif et intelligent. Je ne m’intéresse pas au présentateur télé. Je travaille avec un créateur fulgurant mué par une passion incroyable. Au fond, j’ai la chance de rencontrer des gens singuliers et qui sont tous animés par un appétit énorme, une soif de découverte et de projets.

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Quelle place le théâtre devrait-il avoir dans la société ?

C’est à lui de la définir. Le théâtre est l’un des rares lieux de partage ; un lieu où des anonymes peuvent soudainement partager une émotion, un moment d’humanité. Je considère que l’on a beaucoup de chance d’être dans un pays qui accepte et encourage ce genre de choses. Le théâtre est un lieu où l’on peut s’interroger, prendre du recul et se heurter aux émotions les plus variées. Les directeurs de théâtre sont dépositaires de cette chance immense et doivent continuer d’offrir les meilleurs spectacles pour convaincre le public de venir pour partager ces moments uniques.

Quels sont les grands défis auquel se heurte un directeur de théâtre ?

On doit être obsédé par le contenu. C’est notre devoir. Le théâtre vit au travers de ses spectateurs et doit continuer de les attirer, même face à la concurrence d’autres loisirs. Ce qui est génial, c’est que notre monde est basé sur une économie de l’offre. À partir de là, nous pouvons créer une alchimie. Le contenu, c’est la clef de tout. On n’est jamais assez exigent face à cela.

Lors de votre conférence de rentrée, vous regrettiez que les théâtres privés et publics ne se donnent pas davantage la main…

Pour y arriver, ils doivent se connaître. Ce sont deux mondes qui s’ignorent. J’ai la chance d’être à la tête des Molières et de m’intéresser au monde du théâtre public. J’ai donc une certaine sensibilité qui me permet d’appréhender différemment notre monde. Le Cyrano de Bergerac de Dominique Pitoiset interprété par Philippe Torreton est un moment magnifique. Vue du pont d’Ivo Van Hove avec Charles Berling est exceptionnel. Il y a donc beaucoup de belles choses que je découvre dans le théâtre public. Or, les représentants du public et du privé ne font pas assez cette démarche, et c’est terriblement dommage. Notre esprit devant rester focalisé vers le contenu, il serait crucial d’ouvrir nos yeux vers le plus grand nombre d’œuvres possible.

Par rapport aux acquisitions, qu’est-ce qui rend une salle irrésistible à vos yeux ?

Je suis à la tête de sept salles et je suis guidé par les nouvelles aventures qu’elles proposent. C’est grisant et valorisant de partir d’une situation parfois compliquée en se disant que l’on va redresser un théâtre en lui donnant une nouvelle impulsion. Le défi de tout réinventer est tout à fait exceptionnel. Comme un artiste ou un spectacle, une salle doit pouvoir faire son chemin. Quand j’ai racheté Bobino il y a sept ans, Gérard Louvin l’avait magnifiquement rénovée. Il avait beaucoup investi et croyait vraiment en ce projet. Hélas, il s’est trouvé piégé dans les méandres de la crise de 2008 et n’a pas pu s’en sortir. Il s’est séparé de cette salle de manière très élégante et m’a laissé un outil sublime. En y mettant les pieds, j’ai tout de suite pensé qu’il fallait aller vers le music-hall, le cirque et les spectacles musicaux. Nous avons donc tissé un vaste réseau de troupes au point que Bobino est progressivement devenu un lieu assez emblématique. C’est extrêmement valorisant de se dire que cette salle qui traversait un trou d’air est finalement devenue un lieu mythique.

Ambiance. Ici, Fary en scène (photo : jmdprod.com)

Ambiance. Ici, Fary en scène (photo : jmdprod.com)

Se sent-on une responsabilité face au patrimoine artistique que constitue un théâtre ?

Quand nous avons racheté le Théâtre Antoine, nous avons éprouvé quelque chose de très bizarre. Daniel Darès, son directeur, venait tout juste de mourir. C’était en avril 2011 et quand j’ai pris possession des lieux, les affaires de Monsieur Darès étaient encore dans son bureau. Il y avait ses dernières lunettes, ses stylos, quelques blocs notes. J’avais l’impression de violer cet endroit. Je suis donc très conscient du poids d’un lieu. J’ai le même sentiment pour le Point-Virgule. Cela fait onze ans que nous le dirigeons. Nous l’avons renouvelé et dynamisé. Je me rends tout de même compte que je suis l’héritier d’une histoire. J’ai hérité du Point-Virgule, de son aura, et je ne peux pas m’empêcher d’évoquer les fondateurs et l’histoire de cette salle.

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« Je n’ai pas le blues du businessman »

Qui vous a éveillé au monde du spectacle ?

C’est la compagnie Roger Louret et son fameux spectacle Java des mémoires. Je l’ai vu en 1991 et l’ai produit l’année suivante. J’ai été bouleversé par ce spectacle et j’ai vraiment eu envie de contribuer à son succès. Au début, je n’y connaissais rien. Je signais des chèques, mais je n’étais pas encore un vrai producteur. Aujourd’hui, je suis réellement aux manettes.

Justement, tirez-vous un plaisir spécifique du fait d’être « réellement aux manettes » ?

Je fais un métier génial, un métier de privilégié. J’aime que les choses aient du sens. Quand le rideau se baisse après un spectacle donné devant 1 800 personnes au Cirque d’hiver, quand on assiste à une standing ovation offerte à un jeune artiste qui a progressé et travaillé pendant des années, quand on vit une aventure humaine dingue qui balaie tous les tracas, tous les soucis, toutes les emmerdes de l’existence, on se dit qu’aucun autre métier ne donne ça. J’ai créé un festival de théâtre en Israël en octobre. C’était plein chaque soir. Nous y avons notamment joué L’être ou pas avec Daniel Russo et Pierre Arditi, une pièce dont la résonance était tout à fait géniale en ces lieux…

Ne regrettez-vous jamais de rester dans les coulisses ?

Ça ne m’intéresse pas du tout. Je n’ai pas le blues du businessman. Je suis monté une fois sur scène à la dernière de Scooby Doo à l’Olympia. Nous venions d’enchaîner trente-cinq dates et le metteur en scène m’a lancé un défi que j’ai relevé avec présomption. C’était très amusant, car personne n’était au courant dans la troupe, mais je n’aspire pas à être sur scène. Je vois le talent des gens qui m’entourent. Je suis bienveillant et très exigent, car je veux qu’ils aillent le plus loin possible. / Jérémy Felkowski