“Du berceau à la tombe”, selon l’expression utilisée dans le livre, les Écotopiens sont protégés par un certain nombre de mesures sociales. Un pré-requis philosophique somme toute assez simple : chaque personne doit être logée, nourrie et soignée, indépendamment de ses moyens financiers. Si aucun pays réel n’a mis en place un système aussi complet, des initiatives partielles existent bel et bien.
50 ans après la sortie de l’utopie écologique Écotopia, nous avons voulu comprendre comment les idées d’Ernest Callenbach ont infusé dans la société.
Vous lisez le premier épisode du dossier Écotopia, co-produit avec l’association Contes de faits.
Il y a en Écotopia un triptyque à peine évoqué et qui, pourtant, est fondamental. Logement, santé, alimentation. Dans ce monde imaginaire, tout le monde est logé, nourri et soigné. Le détail ne sera jamais vraiment connu. Quelques mentions d’un “magasin d’État regroupant alimentation et vêtements”, dans lequel “une somme modique suffit pour s’assurer le minimum vital”. On saura aussi que l’État a, au moins pour un temps, exercé “un strict contrôle des prix des denrées alimentaires de base et des biens de première nécessité”. Et c’est à peu près tout. Le système social local est résumé par une simple assertion : “les Écotopiens jouissent d’une « garantie » à vie leur assurant logement, nourriture et soins médicaux”.
Écotopia (Rue de l’échiquier, 2025)

Parfois, au détour d’une page, revient l’idée que le niveau de vie des plus pauvres reste en quelque sorte acceptable. “Certains citoyens, surtout ceux engagés dans des expérimentations artistiques, se servent de cette garantie pour vivre sans travail rémunéré (parfois pendant des années ; j’imagine la jalousie de nos jeunes artistes !)”. Ou, plus loin, au sujet des personnes âgées ou en situation de handicap : “D’après mes observations, leur niveau de vie, quoique bas, est peut-être légèrement supérieur à celui de nos pauvres”.
Côté santé, on nous précisera juste que “le système d’assurance-maladie qui protège les Écotopiens « du berceau à la tombe » a bouleversé de fond en comble les pratiques hospitalières”, et que personne “n’hésite à avoir recours aux soins médicaux à cause de leur coût ou des difficultés d’accès aux services concernés ».
Médecine préventive
Un demi-siècle plus tard, difficile de trouver une transformation de grande ampleur sur ces aspects-là. Il existe, bien sûr, des systèmes de Sécurité sociale plus ou moins performants, et, en tant que Français, nous sommes bien placés pour le savoir. Mais, en Europe, notamment, ils existaient déjà depuis longtemps au moment de l’écriture du livre. Les autres éléments évoqués, par exemple la réduction drastique de la taille des hôpitaux, dédiés à quelques dizaines de patients à peine, l’absence de système d’observation électronique ou encore la présence humaine décuplée, n’existent pas. Reste la forte politique de prévention mise en place en Écotopia.
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“Le système médical écotopien met très fortement l’accent sur la médecine préventive. Les nombreuses cliniques de quartier proposent à tous les citoyens des check-up réguliers et sont d’un accès facile pour régler des problèmes mineurs qui, sinon, risqueraient de s’aggraver.” Si les cliniques de quartiers n’ont pas vu le jour – et d’ailleurs les déserts médicaux sont un enjeu majeur de nos systèmes de santé – on trouve cependant des politiques de préventions plus ou moins développées dans de nombreux pays du monde. La Suède et la Nouvelle-Zélande, entre autres, possèdent des politiques nationales de santé publique axée sur la prévention des maladies chroniques et des objectifs à long terme sur l’espérance de vie en bonne santé.
Dépistages organisés
En Europe, nombreux sont les pays avec des plans nationaux de prévention centrés sur la réduction des maladies chroniques, que cela passe par des dépistages organisés (notamment pour les cancers), des vaccinations ou des actions sur les comportements à risque. L’Organisation Mondiale de la Santé cite notamment les programmes des Pays-Bas, de l’Italie, de l’Angleterre, du Danemark, ou encore de l’Espagne. Toujours selon l’OMS, le développement plus récent des “paquets d’interventions rapides recommandés en Europe (taxation du tabac/alcool, reformulation des aliments, étiquetage nutritionnel, vaccination, dépistage) montrent qu’une politique forte de prévention peut avoir des effets mesurables en quelques années sur la mortalité évitable”.
Autre programme qui va dans le sens écotopien, celui des réseaux de soins de santé de quartier en Belgique, qui portent l’idée des soins primaires de proximité pour traiter tôt les problèmes et éviter le recours à l’hôpital. Les analyses internationales montrent cependant que, même dans les pays avancés, une part importante des passages aux urgences concerne encore des problèmes qui pourraient être gérés en soins primaires, ce qui indique que le modèle de prévention et de proximité n’est pas encore pleinement abouti.
En outre, selon les études de la Drees (qui fournit les statistiques publiques de la santé et des solidarités), si les pays les plus avancés “combinent stratégies nationales de prévention à long terme, objectifs chiffrés, renforcement des soins primaires et campagnes de dépistage et de vaccination, les check-up systématiques pour tous restent souvent ciblés par âge ou par facteur de risque”, plutôt que véritablement universels et réguliers pour chaque citoyen, comme en Écotopia.
Carnet d’approvisionnement alimentaire
Sur l’alimentation, les expériences sont plus nombreuses mais relativement limitées également. Une des rares organisations à l’échelle nationale est la libreta que l’on trouve à Cuba. Dans notre livre Que peut-on apprendre de Cuba ? (Typographe éditions), deux habitantes de l’île, Marie et Alicia, en racontaient le fonctionnement. “C’est un carnet d’approvisionnement qui garantit des aliments chaque mois à chaque personne. On reçoit du riz, des pois, de l’huile, du café, du poulet, des allumettes, du sucre, du lait pour les enfants jusqu’à 7 ans ou les personnes âgées, des pâtes, entre autres choses. Il s’agit d’une base, d’un moyen de donner à tous un minimum. On va les chercher dans les bodegas, des magasins spécialisés pour ce type de vente dans chaque quartier.”

Souvent comparés aux tickets de rationnement, ces carnets n’empêchent pas en réalité d’acheter davantage ailleurs. “On fait le reste des courses dans d’autres magasins. On peut retrouver tous ces aliments en vente libre dans les marchés.” C’est surtout, théoriquement, un moyen d’assurer le minimum à tous, dans l’esprit écotopien. “Il faut préciser que les aliments de la libreta sont subventionnés par l’État, donc quasiment gratuits pour les Cubains et les résidents. Même à l’échelle du salaire local, c’est dérisoire. Le pain par exemple, coûte cinq centimes de pesos, c’est difficilement convertible en euros tellement c’est faible. Cela correspond à un cinquième de centime français…”
Contrôle des prix
Concernant le contrôle des prix, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture signale dans plusieurs pays des politiques nationales de stockage stratégique de denrées de base, pour stabiliser les prix et sécuriser l’approvisionnement en cas de crise, via des réserves de sécurité alimentaire et parfois des subventions ciblées. Mais ces dispositifs servent surtout à amortir les chocs (climatiques, géopolitiques, spéculatifs) et à protéger les populations vulnérables. D’ailleurs, ils ne se traduisent pas forcément par un encadrement strict des prix au détail pour tous ni par un réseau national de points de vente publics.
Ailleurs encore, on trouve des politiques d’accès à l’alimentation plus ou moins développées, à base de coupons alimentaires par exemple, mais l’essentiel repose sur le secteur non-lucratif.
Sécurité sociale de l’alimentation
Le modèle le plus proche de l’utopie écotopienne, finalement, reste celui de la Sécurité sociale de l’alimentation, qui propose d’étendre les principes du régime général de la sécurité sociale à l’alimentation et à l’agriculture, avec l’idée de défendre à la fois un droit à l’alimentation, les droits des agriculteurs et la protection de l’environnement. Concrètement, même si les applications varient légèrement, il s’agit d’utiliser une sorte de Carte Vitale d’alimentation pour se nourrir sainement, auprès des professionnels conventionnés sur des critères environnementaux et sociaux. L’objectif étant de permettre à la fois aux plus modestes de mieux manger, mais aussi aux agriculteurs de mieux vivre de leur production, tout en réorientant le modèle agricole vers une agroécologie.
Le Conseil national de l’alimentation (CNA), dans un avis publié en 2022, y voit un moyen d’offrir “un accès plus digne à l’alimentation”, mais aussi d’“accompagner progressivement la sortie de l’aide alimentaire en nature (sauf pour les situations d’urgence), atténuer les disparités territoriales et soulager le budget santé de la Sécurité sociale”. Mais, dans les faits, les seules traces de ce type de fonctionnement ne sont que des expériences ultra-locales et souvent temporaires.
Expérimentations à petite échelle
En France par exemple, on peut trouver une petite trentaine d’expérimentations plus ou moins poussées, la plus ancienne ne remontant qu’à 2022, à Dieulefit dans la Drôme. Trop récent pour en mesurer réellement l’impact et les limites, malgré l’engouement populaire.
C’est sur le logement, finalement, que la réalité s’approche le plus de la fiction. Les politiques publiques sont nombreuses, que ce soit dans les aides, les accompagnements, ou tout simplement dans la création et le développement de parcs publics de logements destinés aux plus précaires. Aux Pays-Bas ou en Autriche, c’est respectivement un tiers et un quart des logements qui entrent dans cette catégorie.
Housing First
C’est davantage qu’en France (16,5%) ou au Royaume-Uni (17%), mais surtout ces pays, comme la Belgique, proposent des politiques d’accès au logement pour un éventail de publics beaucoup plus large, pas seulement les plus pauvres. En France, de telles pratiques, comme l’encadrement des loyers, sont plus rares.
L’un des grands succès en matière d’accès au logement est le programme « Housing First », né aux États-Unis et dupliqué dans d’autres pays du monde, notamment en Finlande où il a rencontré un grand succès. L’idée centrale de ce programme social est de poser le logement stable comme préalable à toute autre action pour sortir du sans-abrisme. Alternative aux solutions d’hébergements d’urgence, il ne conditionne l’accès au logement à aucun niveau de revenu, et, pour les publics concernés, à aucun critère lié au casier judiciaire, à la consommation d’alcool ou de drogues.
Vers une stabilité ?
Le succès du programme se mesure à la proportion de bénéficiaires qui, cinq ans plus tard, ont conservé leur logement et trouvé de la stabilité. Aux États-Unis, les études avancent le chiffre de 88%, contre 47% des SDF passés par des programmes plus conventionnels. Au Canada, on évoque 62% contre 31%. Les villes ou régions qui ont financé ce programme rivalisent de chiffres spectaculaires sur la chute du sans-abrisme : -91% dans l’État de l’Utah entre 2005 et 2015, -72% à Salt Lake City sur la même période. En Finlande, où le programme a été financé au niveau national, l’État se félicite du succès (-35% de sans abris entre 2008 et 2018) et affirme que les 270 millions d’euros investis dans les 4 600 logements du programme ont permis d’éviter des dépenses supérieures par ailleurs.
En France, où aucune de ces expériences n’a dépassé l’échelle de la ville, les observateurs, notamment la fondation pour le logement, constatent le succès des expérimentations lorsqu’elles sont réellement accompagnées, ce qui n’est pas toujours le cas, tant l’État reste frileux. Pourtant, comme en Finlande, on constate que les investissements nécessaires sont moins couteux que l’inaction. À Lille par exemple, le programme coûte annuellement 14 000 € par bénéficiaire, contre 18 000 € pour une personne dans la rue. Le plus grand défi pour tout programme de ce type reste de trouver suffisamment d’appartements pour tous les bénéficiaires potentiels.
Habitat collectif
Autre initiative à fort succès, l’habitat collectif, qui existe sous de nombreuses formes mais avec toujours une idée centrale : se regrouper pour concevoir ensemble des habitations combinant logements privés et espaces mutualisés. Très prisé en Suisse, en Norvège, au Royaume-Uni, en Belgique, en Allemagne ou encore au Canada, il s’est popularisé en France au milieu des années 2000, et a pris un nouvel essor post-Covid, avec des collectivités publiques de plus en plus sensibles au double enjeu social et écologique souvent porté par ce type de projets, mais aussi un tournant social. Sabrina Bresson, spécialisée en sociologie urbaine et sociologie de l’habitat, analysait la situation dans un dossier publié sur l’un de nos médias, Impact(s).
“Un certain nombre d’organismes HLM ont fondé un réseau qui s’engage à développer dans le cadre de leur nouveau projet de l’habitat participatif dans le cadre de l’habitat social. Cela change la donne, ça reste une logique minoritaire, mais ça ne relève plus de petits groupes d’entre-soi qui se mettent ensemble car ils ont le même projet de vie. On est dans le cadre d’un opérateur HLM qui décide de mettre en place ce type de projet et va recruter des habitants pour le mettre en œuvre. C’est plus ouvert du point de vue de l’adhésion au projet, ils peuvent recruter des personnes qui n’ont pas les mêmes valeurs par exemple. Pour moi c’est un tournant.” Avec parfois des expériences mixtes inédites.
“Ils font de l’accession sociale à la propriété. À Toulouse je me souviens d’une opération où c’était comme ça. Ce sont des programmes qui permettent à des gens aux revenus moyens d’accéder à la propriété dans le cadre du logement social, donc soumis à des niveaux de revenus. Mais il y a aussi des situations avec des programmes mixtes, d’un côté, une partie vente et de l’autre, locataire. C’est le cas de l’opération un peu emblématique du Village vertical à Villeurbanne, c’était avant que les organismes HLM se lancent là-dedans. C’est un groupe d’habitant qui a monté le projet, ils voulaient faire une coopérative d’habitant qui s’est associée à un bailleur social pour avoir un montage financier plus facile. Aujourd’hui, le Village vertical c’est un bâtiment où la moitié est réservé à la coopérative d’habitant et l’autre moitié aux locataires HLM.” Si les projets sont parfois mixtes, la gentrification reste une limite de ce type d’habitat, qui finit par attirer des populations plus aisées et par recréer une spéculation sur les biens.
Des expériences partielles donc, qui tâtonnent depuis des décennies, parfois avec des résultats relativement probants, mais souvent de façon assez frileuse. Loin de l’imaginaire d’Ernest Callenbach et de sa population pour qui logement, alimentation et soins ne sont plus un enjeu ? À moins que certaines villes du monde ne proposent, en 2025, des logements accessibles pour 1 euro symbolique ? Il faudra découvrir le focus de ce chapitre pour le savoir. / William Buzy
Les contenus de ce dossier spécial sont co-réalisés et co-publiés avec l’association Contes de faits. Retrouvez les autres épisodes.
