En 10 ans, Liverpool a redonné vie à des quartiers oubliés et tombés en ruines, en offrant des centaines de maisons à des familles qui n’avaient jamais été propriétaires, pour un pound symbolique. Une initiative sociale et un projet de rénovation urbaine, fruit d’un travail collaboratif entre élus et citoyens pendant de nombreuses années, qui a pourtant dû faire face à de nombreux obstacles financiers et sociétaux.

50 ans après la sortie de l’utopie écologique Écotopia, nous avons voulu comprendre comment les idées d’Ernest Callenbach ont infusé dans la société.

Vous lisez le deuxième épisode du dossier Écotopia, co-produit avec l’association Contes de faits.

Ils en ont fait une émission de télévision bien sûr, et son grand succès critique et commercial pourrait faire oublier qu’il s’agissait avant tout d’une décision politique, d’un travail collaboratif de longue haleine entre élus locaux et habitants – actuels et futurs – des quartiers concernés. Britain’s Cheapest Street, série-documentaire diffusée en 2018 et 2019 sur la chaîne publique britannique Channel 4, ne doit pourtant pas occulter, par son storytelling télévisuel fait de drames et de polémiques, la trame réelle d’un projet économique et social qui a permis à Liverpool de réhabiliter trois quartiers, à des milliers de familles d’accéder à la propriété, et qui a inspiré de nombreuses autres villes du monde, y compris en France. 

On pourrait se contenter de remonter à 2013, au lancement du projet pilote Homes for a pound, pour évoquer l’origine de cet ambitieux programme qui, comme son nom l’indique, a pour vocation de proposer des maisons à vendre pour un pound. Mais pour comprendre réellement le cheminement politique qui a mené la mairie de Liverpool, dans le nord-ouest de l’Angleterre, à ce pari multifacette, il faut en réalité regarder beaucoup plus loin en arrière. Car ce qui a conduit au lancement de ce programme n’est pas simplement une idée brillante au saut du lit d’un élu éclairé, pas plus qu’un rêve porté par tel ou tel groupement associatif et défendu en haut lieu jusqu’à l’obtention d’un chèque en blanc subventionné.

C’est un lien de confiance établi entre des élus opiniâtres et des citoyens résilients. Une main tendue par une collectivité dos au mur à des habitants impliqués dans un interminable combat pour sauver leurs rues. Une ultime tentative de sauver, par la collaboration de la force publique et des volontés individuelles, un quartier condamné par la pauvreté, le racisme et la violence, voué à la destruction depuis des décennies, et floué par des investisseurs aussi peu inspirés que scrupuleux.

Un quartier abandonné, des habitants combatifs 

Il faut remonter aux années 1960, donc, et voir Toxteth, quartier florissant de Liverpool et fierté multiculturelle du Royaume-Uni, heurter le mur d’une crise économique qui le plongera dans la pauvreté, s’enfoncer dans des rapports violents avec une police raciste, tomber en ruine après que des promoteurs privés ont oublié leurs promesses, et disparaître, une maison après l’autre, une rue après l’autre, sous les bulldozers d’une mairie à court de solution. Il faut voir les élus tenter en vain de s’en remettre aux associations caritatives effrayées par les violences ou aux investisseurs appâtés par les subventions.

Il faut voir certains habitants fuir vers des quartiers plus tranquilles, et d’autres se battre, pendant 40 ans, pour sauver ce qui peut l’être, pour donner un semblant de vie à ces impasses oubliées, pour faire naître la solidarité. Il faut sentir l’atmosphère de ce demi-siècle infernal pour comprendre comment, à l’aube des années 2010, la mairie de Liverpool a décidé en dernier ressort de confier, pour une livre sterling symbolique, les habitations de ces quartiers oubliés à des familles qui n’avaient jamais été propriétaires.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Lister les centaines de maisons abandonnées depuis des années, tombées en désuétude, et en donner les clés à ceux qui en ont l’envie et le besoin – pas nécessairement les moyens. Un pound symbolique, donc. À peine plus d’un euro. Pour une terraced house très typique, une habitation à étage dont la porte donne directement sur le trottoir, deux ou trois chambres, un petit jardin à l’arrière.

Environ 40 000 livres sterling en l’état sur le marché immobilier de la région, entre le double et le triple une fois rénové. Une initiative sociale autant qu’urbaine. La réhabilitation d’un quartier, certes, mais aussi l’accès à la propriété pour des centaines de familles pour qui ce ne serait probablement resté qu’un désir inassouvi dans des conditions classiques. Avec des contreparties très claires : financer et réaliser les travaux dans les douze mois qui suivent, et ne pas revendre le bien pendant au moins cinq ans.

Après une première phase de test en 2013 dans les Four Streets de Toxteth avec une douzaine de maisons rénovées par un groupe d’habitants, le projet est étendu à deux autres quartiers : le voisin Picton, et Anfield, au nord de la ville, qui abrite le stade mythique de l’un des deux clubs de football de la ville, mais aussi les tinned up houses, comme on les appelle ici, comprendre les “maisons en conserve” délabrées. Plus de 2 500 dossiers ont été étudiés par la mairie, qui s’assure d’une part que les critères soient bien respectés (il faut notamment n’avoir jamais été propriétaire auparavant), et d’autre part que le projet de rénovation soit financé avec sérieux. En 2014, une centaine de maisons sont ainsi attribuées. 

Le rêve au défi de la réalité

Quatre ans plus tard, le bilan est mitigé. Si certains primo-accédants ont terminé leur rénovation et emménagé, d’autres pataugent encore dans les travaux ou sont confrontés à des problèmes dans les rues de ces quartiers longtemps oubliés. Mel et Rob Hilton-Phillip, par exemple, ont dépensé 40 000 livres sterling pour réaliser leur « maison de rêve », mais seulement trois des dix-sept propriétés de leur rue incluses dans le programme ont été rénovées et sont habitées.

« Chez nous, c’est comme un cocon, mais quand on sort, on se retrouve dans une rue fantôme, explique Rob. La maison en face de la nôtre menace de s’effondrer. La nuit, il y a des vagabonds, des gens qui tirent des feux d’artifice… » Mel surencherit : « Le soir nous ne sortons pas, c’est assez intimidant, surtout si vous êtes une femme seule et que vous vous promenez dans l’obscurité. »

« Je ne regrette rien »

Mark, qui est devenu propriétaire dans une rue voisine, est plus mesuré. « On a tendance à se focaliser sur le côté négatif, qui est bien réel et qui fait partie intégrante de la situation. Mais il y a aussi beaucoup de positif, des histoires de solidarité dans la communauté, avec des gens qui se réunissent pour s’entraider avec les travaux. » S’il a passé beaucoup de temps à travailler sur la rénovation et a dû contracter un prêt pour la financer, il reste convaincu de l’intérêt du projet. « Je ne regrette rien et je le referais. C’est l’opportunité d’une vie. Je pense que c’est une douleur à court terme pour un gain à long terme. »

Debbie, une célibataire qui approche de la retraite, abonde. « À mon âge “avancé”, j’avais besoin d’être chez moi, je voulais être indépendante. J’ai fait la majorité des travaux seule, en-dehors du plâtrage et de la maçonnerie. C’était la seule possibilité pour moi de devenir propriétaire. »

Même son de cloche chez Victoria Brennan, étudiante liverpuldienne originaire de Barnsley, qui a vu son dossier accepté malgré son jeune âge et son absence de ressources, preuve qu’il n’y a pas de profil type pour intégrer le projet. Si elle a d’abord été surprise par l’état de délabrement avancé de la maison, et a parfois douté face à l’ampleur des travaux nécessaires, la jeune femme a finalement réussi à rendre la propriété habitable en un an, avec un budget de 40 000 livres sterling. « Parfois, je regarde en arrière et je ne sais pas comment j’ai fait. Je pense que je n’en ai pas encore terminé avec le traumatisme des pinceaux… »

Victoria ne plaisante qu’à moitié, insistant sur l’ampleur des travaux à réaliser, mais elle assure cependant être « amoureuse » de sa maison, et ne se sent pas mal à l’aise dans le quartier depuis qu’elle a emménagé. « On s’adapte facilement, d’ailleurs pour moi c’est devenu la norme et je ne remarque plus les groupes qui se forment un peu partout. Je ne blâme pas les enfants, les maisons étaient vides et il n’y avait personne pour leur dire de ne pas traîner là. » Aujourd’hui sa maison est estimée à plus de 70 000 £.

Un succès malgré les obstacles

Tony Mousdale, coordinateur du logement pour le conseil municipal de Liverpool à l’époque, a été le principal point de contact pour les primo-accédants, et ne cache pas les difficultés rencontrées. « Quatre ou cinq ans après le début du projet, on n’avait pris beaucoup de retard. Seulement 57 maisons étaient terminées et occupées. Certaines familles avaient parfois sous-estimé la difficulté des travaux, et de notre côté on avait sans doute sous-estimé les budgets nécessaires ou les problèmes que ces profils rencontreraient pour obtenir des prêts. »

L’élu, pourtant, reste très positif sur le programme. « C’est un geste audacieux, et il faut aussi reconnaître le succès de certaines des rénovations, qui ont été faites dans des délais assez étonnants et avec des résultats très haute qualité. Clairement, ça a été un projet parfois difficile, mais il y a plus de cent familles qui sont maintenant propriétaires, ce qu’elles n’auraient pas pu être dans le marché classique. » 

Satisfait du succès malgré les obstacles incontestables, le conseil municipal a d’ailleurs lancé en 2019 une nouvelle phase, dans un nouveau quartier, étendant à 150 le nombre de propriétés disponibles. Debbie et Ste Hodge font partie des heureux élus de cette nouvelle vague, et confirment le sentiment général de leurs prédécesseurs. « On y a mis du sang, de la sueur et des larmes », assurent-ils dix-huit mois après avoir franchi pour la première fois la porte de leur maison fraichement acquise pour 1 livre sterling.

« On n’a rien lâché »

Derrière une façade du XIXe siècle, ils découvrent des murs effrités, des sols ruinés, et des marques d’incendie. « C’était juste une coquille vide. La charpente était brûlée, dans chaque pièce il n’y avait que des piles et des piles de briques. Il n’y avait rien. Ma famille me disait, “Tu es folle”. C’était terrible. » Loin de baisser les bras, les Hodge se lance dans une mission non-stop. « On a pris le pari et on n’a rien lâché. On était là jusqu’à minuit avec des torches. On n’a pas manqué un seul jour. On y a mis nos tripes. » Lentement mais sûrement, l’endroit a pris forme.

Debbie parcourt les annonces locales et se fait aider des habitants du quartier pour dénicher une cuisine et une salle de bain de seconde main. Elle récupère même une porte d’entrée neuve mais avec un défaut de fabrication pour un quart de son prix. Un an d’effort et 30 000 livres sterling – les économies d’une vie – plus tard, le couple a profité de son premier Noël en famille dans sa nouvelle demeure, laquelle a été évaluée à 120 000 livres sterling dans les semaines qui ont suivies.

À 53 ans, les Hodges étaient locataires à Anfield. Debbie souffrant d’une grave maladie de longue durée et ne pouvant travailler, le salaire de Ste, nettoyeur de tapis, n’était pas suffisant pour obtenir un prêt immobilier. « Le programme du conseil municipal est la meilleure chose qui nous soit arrivée. C’était l’opportunité d’une vie, on ne regrette rien. S’ils nous donnaient la porte d’à-côté, on le referait. »

« Une belle communauté »

La porte d’à-côté, cependant, a été donnée à une autre famille dans le cadre du même projet, et la moitié de cette rue abandonnée depuis des années est désormais occupée. « Nous avons rencontré tous les voisins et nous nous sommes présentés, raconte Debbie. Les gens viennent de partout, de différentes régions, de différents pays. C’est une belle communauté et je suis vraiment bien installée ici. On voit comment le projet transforme le quartier. Comment il rapproche les communautés. Une fois par mois, nous nettoyons la rue et la rendons agréable. Le quartier se développe, il y a des bars et des restaurants qui ouvrent plus loin dans la rue. Tout ça insuffle de la vie. »

Maire de Liverpool jusqu’aux élections de 2021, Joe Anderson se félicitait du succès de la nouvelle phase de son projet. « Nous avons mis en place le programme Homes For A Pound pour des familles exactement comme celle de Debbie et Ste. Ce qu’ils ont fait est une source d’inspiration. Et en plus de créer une belle maison, ils contribuent à créer une nouvelle communauté, à redonner vie à nos quartiers, ce qui bénéfique pour tout le monde. »

Avant de passer la main à sa successeure et quasi-homonyme Joanne Anderson, le maire et son conseil municipal ont donné un coup de fouet au projet en l’ouvrant à des entrepreneurs privés. Ces trois dernières années, 6 000 maisons ont ainsi été proposées dans le but d’accélérer le processus de réhabilitation des quartiers, et 1 500 ont rapidement été rénovées et remises sur le marché.

Liverpool entend franchir la barre des 10 000 habitations rénovées le plus rapidement possible. Et, après des décennies de partenariats publics-privés infructueux, espère ne pas avoir fait de nouveau entrer le loup dans la bergerie. / William Buzy

Les contenus de ce dossier spécial sont co-réalisés et co-publiés avec l’association Contes de faits. Retrouvez les autres épisodes.