Journaliste pour la télévision suisse, Flore Dussey enfile la casquette d’autrice. Le 15 février 2023 paraît chez Glénat sa biographie du guide népalais Tendi Sherpa, réputé dans le monde entier. Son obsession : protéger les sommets. Pour lui, « la montagne est une déité » affaiblie par l’activité humaine.

Flore Dussey (par Romane Dussey, DR)

La Suisse Flore Dussey a échangé avec Le Zéphyr par un froid après-midi de janvier. Toujours en tenue de ski – qu’elle a pratiqué le matin-même – elle répond à l’appel, souriante. La journaliste pour la chaîne de télévision suisse RTS publie la biographie de Tendi Sherpa, guide de haute montagne népalais reconnu mondialement. Tendi Sherpa, plus haut que l’Everest (Glénat, 2023) est une ode à la montagne, à la culture népalaise, à l’humilité. C’est aussi une mise en garde contre la folie des grandeurs et le dérèglement climatique. C’est, avant tout, le récit d’une amie sur son « frère » spirituel, qu’elle connaît depuis 20 ans.

« Pour lui, la montagne est une déité »

Le Zéphyr : Comment avez-vous rencontré Tendi Sherpa ?

Flore Dussey : C’est d’abord mon père, Armand Dussex, qui a connu Tendi lors d’un trekking au Népal. Tendi n’était alors qu’un ado. Il a très vite considéré mon père comme un père spirituel. Mon père l’a ensuite fait venir en Suisse plusieurs saisons pour qu’il découvre le métier de guide dans nos Alpes. Il l’a encouragé à se perfectionner pour devenir porteur de haute montagne. Moi, j’ai rencontré Tendi pendant un trekking en 2003 en Rolwaling (Népal). Il était encore jeune, il observait comment travaillait le guide. C’est tout ça qui fait qu’on a un lien très très étroit, lui et moi. Il est un peu comme mon frère.

les couvertures du Zéphyr

Pourquoi cette envie d’écrire sa biographie ?

Tout est lié à mon père, en fait (Rires). Il a écrit et auto-édité un livre en 2016, qui raconte le parcours de Tendi et de son père, Khamsu : Tendi Sherpa, plus haut que l’Everest. C’est un petit livre, qui ne met en avant que le point de vue de Tendi. Il y a un an, je me suis mise à penser qu’il y avait un véritable intérêt, et qu’on pouvait creuser encore cette histoire.

Actuellement, au Népal, il y a une série de stars de l’alpinisme qui cumulent les exploits. Ils sont une trentaine ! Je pense que tout le monde a entendu parler de Nirmal Purja, celui qui a grimpé les quatorze sommets de 8 000 mètres en six mois et six jours. C’est aussi lui qui a pris cette célèbre photo d’une file de personnes faisant la queue sur une arrête de l’Everest pour atteindre le sommet, en mai 2019.

Tendi n’est pas comme ça. Pour lui, la montagne est une déité. À chaque ascension, il lui demande le droit d’atteindre le sommet. Si elle refuse, il ne grimpe pas. En expédition, ce qu’il estime important, c’est de faire plaisir aux gens en leur offrant le rêve de leur vie, c’est de grimper en toute sécurité. Le profil de Tendi contraste avec cette jeune génération de Népalais qui cassent la baraque avec leurs exploits et leurs sponsors. Oui, ils ont vraiment un côté « star » ! Contrairement à Tendi, qui est tout en humilité. Il a un grand respect des traditions, de la montagne, de son métier de guide. Tendi, c’est l’anti-héros. 

Vous sentiez que le livre de votre père avait besoin d’être encore approfondi, donc…

Tout à fait. Mais je n’avais pas de grandes ambitions ! Je voulais surtout rendre ce livre accessible à tout le monde, qu’on connaisse la montagne, ou non. J’ai une approche journalistique, contrairement à mon père. J’ai réalisé de grands entretiens avec chaque personne du livre : autant les membres de la famille de Tendi que les clients. J’ai fait des vérifications, j’ai cherché des informations précises. Je ne pouvais pas écrire « Je », comme mon père l’avait fait. Je voulais publier un récit au sujet du parcours de Tendi, tout en prenant du recul. Porter un regard critique sur ce business de l’Everest – auquel lui-même participe. C’est qu’il en a conscience. J’avais envie de sensibiliser les gens, et surtout de faire découvrir ce personnage extra qu’est Tendi.

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« Voir tous ces gens à la queue leu-leu sur l’Everest, je trouve ça absurde »

Vous parlez de « business » de l’Everest. C’est un sommet surfréquenté…

C’est une économie qui ne connaît aucun essoufflement. C’est un marché libre ! Le gouvernement n’instaure aucune limitation des fréquentations, vu que le permis pour l’Everest coûte plus de 10 000 dollars américains (aucune preuve d’expérience en alpinisme n’est requise pour acquérir un permis, ndlr.)

Résultat, Tendi dit qu’il y a deux types de clients. Les premiers sont des alpinistes chevronnés ayant accumulé de l’expérience dans les Alpes, sur l’Aconcagua (Argentine), le Kilimandjaro (Tanzanie), le Manaslu (Népal), etc. L’Everest, pour eux, n’est qu’un sommet comme un autre, un de plus sur une liste. Les seconds – et j’ai l’impression qu’ils sont bien majoritaires – sont ceux qui se sont lancés un défi. Des personnes qui, je pense, ont une blessure à réparer, d’une manière ou d’une autre. Se lancer un défi pareil, c’est essayer de soigner cette blessure. L’obsession du sommet, c’est souvent ça : se prouver qu’on en est capable !

Face à ces deux types de clients, Tendi a fait son choix. Il ne veut plus que des personnes qualifiées. Son credo, c’est : « Laissons l’accès à l’Everest aux gens compétents. » Pas à ceux pour qui c’est un délire. Parce que, pour certains, c’est juste un délire ! Ils arrivent, ils ne savent même pas mettre des crampons ! Selon Tendi, en limitant l’accès aux personnes inexpérimentées, on lutterait contre la surfréquentation – comme on l’a vu sur la photo de Nirmal Purja. Selon moi, voir tous ces gens à la queue leu-leu sur l’Everest, à plusieurs milliers de mètres d’altitude, je trouve ça absurde !

« La montagne est plus dangereuse qu’elle ne l’a jamais été »

Dans le livre, vous n’hésitez pas à montrer comme l’Everest est dangereux. L’expédition a un prix, et pas que financier…

Le problème de l’Everest, c’est que ça coûte tellement cher, que les clients sont souvent des personnes ayant économisé toute leur vie pour le grimper. Ça peut être difficile d’y renoncer à cause d’une mauvaise météo.

En septembre 2022, le Manaslu n’a laissé aucune fenêtre de beau temps pour le grimper. Même si ses clients ont payé des dizaines de milliers de dollars pour l’expédition, Tendi a refusé l’ascension. Sans état d’âme. Il ne voulait pas mettre en danger la vie de ses sherpas ni celle de ses clients. D’autres compagnies y sont allées. Les équipes étaient exposées à des vents très violents. Les conditions météo étaient complètement dantesques ! Ils sont revenus avec des grosses pathologies comme des graves gelures ou le mal des montagnes.

L’Everest, c’est macabre, vous savez. Vous montez, vous voyez des corps gelés dans la glace. C’est déjà arrivé à Tendi d’enjamber des cadavres. J’espère que les gens qui liront le livre pourront entendre ce message.

Lire aussi : François Suchel : des foulées sur les cimes de l’Himalaya

D’autant que la montagne devient de plus en plus instable avec le dérèglement climatique. Tendi Sherpa vous a-t-il dit en être témoin ?

Quand on discute avec Tendi, on finit toujours par parler de réchauffement climatique. La montagne est plus dangereuse qu’elle ne l’a jamais été. Normalement, quand un hiver est chargé en neige, il y a peu de précipitations en avril-mai – la période d’acclimatation au camp de base de l’Everest. Mais, maintenant, les saisons sont décalées. Comme l’hiver est plus sec, la saison de la mousson est plus longue, empiétant sur avril. Il pleut plus haut, aussi. Cette année, au Manaslu, il a plu à 5 000 mètres ! Pour donner un ordre de grandeur, en Suisse, il ne pleut pas au-delà de 3 000 mètres en hiver. Car, à cette altitude, il doit neiger.

« Tendi assure que les glaciers des Alpes fondent à vue d’œil »

Tendi me dit aussi qu’il voit l’épaisseur de la cascade de glace de l’Everest fondre drastiquement. Lui dit que c’est énorme. Ce sont des changements qui arrivent vite, ils sont visibles à l’échelle d’une vie. Quand il vient dans les Alpes, il le remarque : Tendi assure que les glaciers des Alpes fondent à vue d’œil. Pareil au sommet de l’Aconcagua. Tendi y a travaillé cinq ans. Il m’a raconté qu’à ses débuts, ils avaient accès à l’eau sur le sommet. Or, à sa dernière saison, ils ont dû acheminer des litres d’eau dans des bidons, à dos d’hommes ! 

Question sensibilisation, vous mettez également un point d’honneur à retranscrire la réalité de la précarité de la population des sherpas…

J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de fantasmes sur le Népal. On a une image tellement positive… Franchement, on dit « sherpa », ça fait presque rêver ! Mais il ne faut pas les idéaliser. Certains ont réussi à tirer leur épingle du jeu, comme Tendi et son père. D’autres, non. Il y a beaucoup d’oisiveté, aussi. Au contraire, les femmes travaillent beaucoup, leurs conditions de vie sont assez rudes, les mariages sont arrangés… Les villageois et les villageoises vivent vraiment de pas grand-chose. Certains continuent le troc. C’est quand même fou de se dire que le troc est encore utilisé de nos jours, non ?

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De tous les sherpas ayant migré à Katmandou pour essayer de trouver du travail, beaucoup n’y sont pas arrivés. Leurs conditions de vie y sont, pour la plupart, désastreuses. Il y a peu de jobs pour eux alors qu’ils ont souvent des familles à charge. C’est vraiment quelque chose à dénoncer (le salaire moyen au Népal est de 700 € par an. 44 % de la population vit sous le seuil de pauvreté – Oxfam international, ndlr). Sans parler des problèmes liés à l’alcool dans la communauté sherpa. Je ne dis pas qu’ils sont tous des ivrognes, loin de là, mais c’est un vrai phénomène.

Je trouve intéressant également de montrer cette facette de la communauté sherpa : à savoir qu’elle ne représente que 0,5 % de la population népalaise. Il y a une centaine d’ethnies au Népal, les sherpas n’en sont qu’une toute petite partie. Et ils sont très mal représentés au gouvernement. Malgré les millions qu’ils génèrent grâce au tourisme alpin. / Propos recueillis par Enora Hillaireau