Ancienne reporter de guerre, membre du jury du Prix Albert-Londres et correspondante à Washington pour TF1 et LCI, Catherine Jentile de Canecaude revient sur le mandat de Donald Trump à la Maison Blanche qui s’est achevé le 20 janvier. Quatre ans d’outrances et de tweets couverts avec passion et professionnalisme, de son investiture à l’assaut du Capitole début janvier, pour lequel l’Ex est mis en cause lors d’un (deuxième) procès en destitution.

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« Joe Biden incarne une politique rassurante, normalisée, calme »

Quel bilan tirez-vous de ces quatre années qui viennent de s’écouler en Amérique ?

En premier lieu, ces quatre ans ont fait exploser la notion de politiquement correct. Durant cette période, Donald Trump n’a respecté aucune limite de la politique traditionnelle. Il a inversé les rôles et les règles. Son mandat a été celui des fake news et des « vérités alternatives » qu’il a largement utilisé et qui ont, quoiqu’il arrive, un poids et des conséquences. Durant son mandat, il n’a pas hésité à tordre le cou des faits pour parvenir à ses fins. C’est comme ça qu’on s’est retrouvé avec une invasion du Capitole, le 6 janvier dernier. Cette invasion, c’est le bilan de son mandat.

Comment expliquer le poids des fake news et du conspirationnisme dans cette élection ?

Une grande partie des citoyens américains vit sur un réseau parallèle. Ces gens ne regardent plus les médias classiques et se tournent uniquement vers des sources qui les confortent dans leurs idées et leurs certitudes paranoïaques. Mais attention, il ne faut pas traiter les supporters de Trump par le mépris et la dérision. Les Démocrates doivent analyser l’origine de cette crise et de ce tournant dans l’opinion. Ce serait beaucoup trop facile de balayer cet électorat-là d’un revers de main et de le réduire à une poignée d’extrémistes. S’ils se laissent aller à de tels raccourcis, ils assureront le retour de Trump (si le procès en destitution n’aboutit pas, ndlr) ou de son successeur à la Maison Blanche dans quatre ans.

Quel a été, selon vous, le tournant de l’élection américaine ?

Indépendamment de la popularité de Trump dans la population, une partie des Républicains s’est désolidarisée. Des Républicains qui en avaient assez des outrances et des tweets du président. A contrario, Joe Biden incarne une politique rassurante, normalisée, calme. Il a su composer un gouvernement assez centriste en écartant l’aile gauche des Démocrates. Ce qui a plu aux Républicains modérés. N’allez pas croire que c’est un hasard. Joe Biden est un élu extrêmement expérimenté. Il navigue dans les arcanes de la politique depuis plus de cinquante ans. Il connaît tout et tout le monde.

Un ancien membre de l’appareil du parti Républicain me disait récemment qu’il avait décidé de larguer purement et simplement Trump en précisant que Biden avait des défauts qui, en ces temps de crise, devenaient des qualités indispensables. Cette mollesse de « sleepy Joe » est devenue son calme. Sa vieillesse s’est muée en expérience.

Couvrir une telle période pour TF1 et LCI, ça implique quoi au quotidien ?

Ça implique d’être sur le qui-vive 365 jours par an. La visibilité était quasi nulle sur les projets de Trump et tout ce qu’il pouvait déclencher. Dans le même temps, les événements se sont accélérés. Il fallait être à la frontière mexicaine pour parler du mur en construction, à New York pour la pandémie de la Covid-19, sur la côte est pour parler des fusillades et de la problématique de la circulation des armes à feu… Tous les jours, nous devions couvrir une nouvelle chose.

Intellectuellement, c’est une période extrêmement enrichissante. Et, quand Obama a dit que Joe Biden serait un président plus calme, nous avons tous souri. Par ailleurs, comme nous avons travaillé pour TF1 et LCI, nous avons pu lancer des productions complémentaires avec de longs reportages pour TF1 et davantage d’analyses politiques sur LCI. Ajoutez à cela les news que nous avons couvertes avec l’équipe qui compose le bureau de Washington, ça fait un panel complet. Nous sommes six, au total. Deux rédacteurs face caméra, deux monteurs JRI et deux producteurs.

Comment avez-vous vécu cette journée du 6 janvier et l’invasion du Capitole ?

C’était sûrement la journée la plus surprenante que nous avons vécu en quatre ans de présence aux Etats-Unis. J’étais en train de préparer le sujet du 20 heures de TF1 quand on a entendu le discours de Trump. On s’est regardé avec mon JRI, et on a tout de suite compris. Ce qu’il disait était absolument dingue. Il était complètement fou de mettre autant d’huile sur le feu. Ce discours était un appel à la révolte pur et simple. On a rapidement appris que des gens se dirigeaient vers le Capitole. Mais ce qu’on ne pouvait pas imaginer, c’est qu’ils pourraient y entrer aussi facilement. Au moment de ce discours, Trump a franchi un pas supplémentaire dans sa démarche. 

Auriez-vous couvert ces quatre années d’actualité américaine de la même manière sans avoir été reporter de guerre auparavant ?

Sans doute pas. C’est une expérience constitutive. J’ai passé des années à couvrir tous les points chauds et les zones de guerre au proche et moyen orient. Ça fait partie de mon univers. Et au-delà, j’adore mon métier. J’aime vivre les événements en direct, sentir ce qui se déroule sous mes yeux, comprendre les rapports de force et percevoir de quel côté une situation peut basculer. J’aime également beaucoup prendre le temps d’expliquer les éléments les plus complexes. Aujourd’hui, ma démarche reste la même. Il s’agit d’être là où se déroule l’histoire du monde. En être témoin.

Il y a également tout une question de pédagogie…

Oui, il faut retranscrire ce que l’on voit à l’attention de gens qui sont souvent à l’autre bout du monde et qui ne s’intéressent pas forcément au sujet que l’on couvre. C’est un défi. J’ai peut-être une vocation d’enseignante contrariée (rires). L’exercice de la pédagogie à la télé est toujours un challenge. Quand on couvre un sujet, on le maîtrise. Il faut pouvoir en restituer la teneur et les facteurs en quelques minutes. C’est un exercice passionnant. 

Est-ce difficile de se faire une place dans la salle de presse de la Maison Blanche quand on est journaliste française et qu’on se trouve face à l’armada des médias américains ?

Pour vous donner une idée, nous avons demandé l’interview de Donald Trump un nombre incalculable de fois. Nous n’avons jamais reçu la moindre réponse de la part de la Maison Blanche. Cela a été difficile de travailler avec cette administration. Nous tenterons notre chance avec l’équipe de Biden.

Les réseaux sociaux ont-ils changé le métier de correspondant à l’étranger selon vous ? 

Oui et non. C’est une source d’information supplémentaire. Ça va beaucoup plus vite. Et avec Trump, nous étions obligés de rester branchés sur Twitter toute la journée en attendant une nouvelle déclaration du président. C’est surtout comme ça qu’il a réussi à passer outre les médias. Grâce à ses tweets, il a créé un lien direct avec ses partisans.

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Quel regard portez-vous sur ces fameux partisans ?

Je dois déjà souligner qu’ils n’ont jamais été agressifs avec nous. Il arrivait qu’ils hurlent « fake news » sur notre passage. Mais c’en est resté là. Ce qui m’a marqué avec eux, c’est ce comportement quasi sectaire qui les liait à Trump. On est loin d’une relation classique d’un politicien avec ses partisans, notamment lors de ses meetings. Et ça, c’est Twitter qui l’a permis. Il pouvait parler en direct avec ses troupes et je suis persuadée qu’il n’aurait pas eu la même trajectoire sans cet outil. Ce canal direct lui a permis de s’adresser à eux très régulièrement, de les alimenter en continu, sans être contredit par un média.

En 2001, vous avez publié Tête brûlée : Femme et reporter de guerre (Plon). Qu’est-ce que cela implique d’être femme ET reporter de guerre ?

J’en ai tiré des avantages. Au Moyen-Orient ou dans les territoires tenus par des islamistes radicaux, les femmes ne parlent pas aux hommes journalistes. Elles ne le peuvent pas. En revanche, elles me répondaient. Et même si elles sont réduites à néant par le système qui les accable, elles sont douées d’intelligence, d’engagement et de réflexion. C’est une connexion extraordinaire. Elles ont des rêves, des convictions politiques, des combats. Elles pensent à l’avenir de leurs enfants et voient le monde différemment.

Par ailleurs, j’ai toujours pensé que le fait que je sois une femme journaliste pouvait apaiser les rapports qu’on entretenait avec les combattants et les groupes qu’on rencontrait. Ces gens ne me considéraient pas comme « un rival ». Aucune question de testostérone.

Une fois seulement, des islamistes ont voulu m’enfermer dans une sorte de placard situé dans leur QG, ce que j’ai refusé avec une énergie farouche. Sinon, je n’ai jamais eu de problème sur le terrain en tant que femme.

En 1998, vous avez obtenu le prix Albert-Londres pour le document Chronique d’une tempête annoncée évoquant la trajectoire de Gaza. Avec le recul, que pensez-vous de l’évolution de l’enclave ?

Beaucoup de chagrin et un grand sentiment de gâchis. En 1993, quand des accords de paix ont été signés par Arafat, Peres et Clinton, nous avions l’espoir d’une paix durable. Une telle occasion ne se représentera pas avant longtemps. Je suis très attachée à cette région. On a l’impression, en regardant la Palestine, le Liban, l’Afghanistan ou la Syrie, que ce sont des zones maudites par l’histoire. C’est donc effectivement un vaste gâchis nourri par le sentiment qu’une solution rapide est désormais inaccessible.

Si vous deviez, pour conclure, résumer notre métier en une phrase…

Je citerais Albert-Londres qui disait que notre métier n’est pas de plaire ou de déplaire, mais de porter la plume dans la plaie. Je pense que tout est dit. C’est tellement d’actualité avec ce qui s’est passé à Washington et ce qui ne manquera pas d’arriver partout dans le monde. On sent également que les lignes vont bouger un peu partout, que la planète est en train de basculer. Les crises politiques, sanitaires et environnementales s’enchaînent. Face à cela, les journalistes ne doivent surtout pas s’endormir et continuer de voir les ressorts, comprendre les mécaniques et les perspectives de l’actualité. Ils doivent porter, encore et toujours, cette plume dans la plaie. / Propos recueillis par Jérémy Felkowski