À 33 ans, l’épouse du PDG de Facebook est à la tête de la première fondation caritative du monde, dotée de 40 milliards d’euros. Elle incarne une forme de philanthro-capitalisme pas totalement désintéressé.

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En janvier 2017, Mark et Priscilla ont transféré 99 % de leur patrimoine financier à la fondation Chan-Zuckerberg Initiative (CZI). À la tête d’un budget près de quatre fois supérieur à celui de l’ONU, Priscilla Chan s’impose désormais comme la Première dame des GAFAM.

Révélation

Le 30 mai 2014, Priscilla Chan accorde sa première interview à une chaîne de télévision. Dans l’émission de Savannah Guthrie, sur Today Channel, elle raconte un incident qui a marqué sa vie de femme. Elle est alors étudiante à Harvard et participe à un programme d’aide aux devoirs pour des élèves des quartiers populaires. Un soir, « une jeune fille absente depuis quelques jours revient avec les deux dents de devant cassées », raconte-t-elle à la télé, expliquant redouter que l’ado ne subisse de nouvelles violences.

« Cela m’a submergé, je voulais savoir ce qui c’était passé. Qui l’avait frappé ? Qu’aurais-je pu faire pour empêcher que cela se reproduise ? J’ai réalisé que ce programme d’aide aux devoirs était complètement inutile, tant que ces enfants ne pouvaient pas être en bonne santé et en sécurité. Cela m’a conduit à faire des choix importants pour ma vie et ma carrière », confie-t-elle aux journalistes. Voici pour le storytelling.

Étonnamment, elle préfère évoquer cette histoire assez conventionnelle plutôt que son passé familial et ses origines modestes. Qui en disent pourtant beaucoup plus sur elle que l’anecdote des dents cassées : issue d’une famille de réfugiés chinois ayant fui le Vietnam en 1978, Priscilla et ses deux sœurs ont longtemps aidé leurs parents dans leur restaurant. Le soir, les filles étaient confiées à leurs grands-parents qui ne parlaient pas anglais. Une histoire que la jeune femme garde pour elle, mais que le journaliste Daniel Ichbiah raconte dans sa biographie de Marc Zuckerberg (La Martinière, 2018).

Dans l’ouvrage, on y apprend aussi que Priscilla fait partie de ces petits miracles de l’école publique, où elle a été éduquée avant d’obtenir sa bourse pour Harvard.

So romantic

C’est lors d’une fête organisée sur le campus de cette prestigieuse université que Priscilla rencontre Mark, en 2003. Ils faisaient la queue devant la porte des WC. « Dans trois jours, je serai viré, lance Mark à la jeune femme. Alors je vais être direct : tu accepterais de sortir avec moi ? » Zuckerberg, qui vient de fonder Facemash – l’ancêtre de Facebook, dédié aux étudiants de Harvard – a été convoqué par le doyen et s’attend à être expulsé… ce qu’il ne sera pas, finalement.

Neuf ans plus tard, le couple se marie, et ce, au lendemain de l’introduction en bourse du groupe Facebook. So romantic. À l’époque, le réseau social compte « à peine » 1 milliard d’abonnés et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

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Directrice d’école

Malgré son statut de « Première dame de Facebook », Priscilla Chan poursuit son activité de pédiatre au San Francisco General Hospital – auquel le couple a d’ailleurs fait un don de 75 millions de dollars en 2015.

La même année, elle rejoint Palo Alto, fief de Facebook, pour y fonder une école primaire réservée aux familles à faibles revenus, où elle expérimente la méthode « d’apprentissage personnalisé », dite K-12, qu’elle souhaiterait voir généralisée à l’ensemble du système scolaire américain. Cette méthode vise à adapter les enseignements aux capacités de chaque enfant et à « rendre l’apprentissage… amusant ».

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« Une expérience solitaire »

Tout se passe bien. Enfin, presque. Le couple tente d’avoir un enfant, en vain. Priscilla connaît plusieurs fausses couches. Des épreuves sur lesquelles elle reste, là encore, silencieuse. C’est Mark qui les dévoilera dans un… post Facebook, évoquant « une expérience solitaire ». « Vous vous sentez si plein d’espoir […], vous commencez à rêver de leur avenir, à […] faire des plans. Puis tout s’arrête. »

Ce n’est qu’en 2017 que naît leur première fille, prénommée Août, à qui les jeunes parents adresseront une fameuse « lettre » publiée sur le réseau social, annonçant la création de la CZI dotée de 99 % de leur fortune et dont l’objectif sera d’« améliorer le monde des générations futures, l’égalité des chances et le potentiel des humains ».

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Philanthro-capitalisme

zuckerberg facebook et bébéLa gestion de la fondation privée, dotée de 62 milliards de dollars, devient peu à peu l’activité principale de Priscilla. Le premier investissement de la Chan-Zuckerberg Initiative ? 3 millions de dollars, destinés à assurer des examens ophtalmologiques gratuits aux enfants.

Peu avant la création de la CZI, les Zuckerberg avait déjà offert 100 millions de dollars aux services scolaires de la ville de Newark, dans l’état de New York. Mais la somme avait été en grande partie gaspillée. C’est du moins ce qu’a révélé le journaliste du Washington Post, Dale Russakoff. De cet échec retentissant, Priscilla a tiré beaucoup de leçons, dont notamment la conviction que la gestion privée est toujours supérieure à l’action publique, trop lente et bureaucratique.

Le couple rejoint ainsi la liste des philanthro-capitalistes – dont le plus célèbre jusqu’ici n’était autre que Steve Jobs, selon lequel le meilleur moyen d’aider son prochain est de créer… une entreprise. Le cofondateur d’Apple n’a pas opté, pour son organisation caritative, le Collectif Emerson (« Une organisation pour l’égalité des chances »), pour le statut classique de fondation, mais pour celui de LLC (la forme américaine d’une SARL), aussi appelé « fiducie de bienfaisance » par les fiscalistes.

Priscilla et Marc choisissent la même voie pour la CZI, car cela leur laisse « la possibilité de gérer agilement leur argent, en investissant aussi bien dans le secteur non lucratif que lucratif, et même politique [ce qu’une fondation classique ne permet pas] », expliquait récemment au New York Times Laura Andreesen, l’épouse du tycoon de la Silicon Valley, Marc Andreesen, qui a fait fortune en créant Mosaic et Netscape dans les années 90. Autre avantage : contrairement aux fondations classiques, soumises à des exigences de transparence, la CZI est une entreprise et n’a pas donc pas à rendre ses bilans publics, ni à déclarer ses dons faits aux partis politiques.

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Rockefeller

Dans un éditorial, la journaliste du site indépendant Pro Publica Jesse Eisinger, parle d’ailleurs de la CZI comme d’un « véhicule d’investissement », destiné à minimiser l’impôt sur le revenu et les droits de succession de la famille Chan-Zuckerberg.

Une théorie que confirme au New York Times le fiscaliste Victor Fleischer, de l’université de San Diego. Cela fait de Priscilla la patronne d’un conglomérat financier aussi puissant qu’une officine d’État (le budget annuel de l’Environmental Protection Agency de ne dépasse pas les 9 milliards de dollars), mais beaucoup moins contrôlée.

Madame Zuckerberg s’inscrit ici dans une longue tradition, initiée par Rockefeller, pour qui la charité privée est bien plus efficace que la justice fiscale. Une tradition de Charity Business permettant aux “super riches” américains de réduire leurs charges fiscales tout en augmentant leur prestige social.

Mais là où elle innove, c’est dans l’étendue des ambitions qu’elle accorde à son « entreprise caritative ». Alors que la plupart des fondations se concentrent sur une question (l’enfance, l’éducation, l’Afrique…), la CZI s’intéresse à la fois au développement de « l’apprentissage personnalisé » dans le système scolaire, à l’éradication des maladies, à la lutte contre la fracture digitale, ainsi qu’à « la construction de communautés fortes ». Un véritable programme présidentiel.

Alors, Priscilla, future candidate démocrate à la présidence des États-Unis ? Selon le journaliste Daniel Ichbiah, c’est plutôt Mark qui « se comporte comme quelqu’un qui pourrait se présenter à l’élection présidentielle. Il a même fait insérer une clause [dans les statuts de Facebook, ndlr] indiquant que, s’il prenait un congé d’absence ou démissionnait, cet acte ne constituerait par une démission volontaire, si on lui laisse la possibilité de servir dans un gouvernement ». En effet, le PDG de Facebook semble déjà en campagne : il part en tournées à la rencontre des habitants des États-Unis. Surtout, la CZI s’est déjà attachée les services de David Plouffe, ancien directeur de campagne de Barack Obama.

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Cependant, au vu de sa mauvaise image dans les médias, Mark n’aurait-il pas tout intérêt à passer le flambeau à Priscilla ? Le rédacteur en chef de Silicon Valley Business Journal, Josh Moss, en doute : il n’a jamais entendu parler d’une quelconque ambition politique de la part de Priscilla. Pour Daniel Ichbiah, la raison de son absence d’ambition politique serait sa sensibilité.

« Même si elle est supérieurement douée, explique l’auteur, elle paraît trop émotive, trop à fleur de peau pour soutenir la dureté d’une campagne présidentielle. Par exemple, le 21 septembre 2016, lorsqu’elle s’est retrouvée sur une scène de San Francisco pour évoquer son travail auprès des enfants, elle a fondu en larmes. Elle pourrait donc plutôt être un soutien à son époux, si jamais celui-ci envisageait une carrière politique, quelqu’un qui serait à même de faire vibrer certaines cordes auprès d’un public sensible à ces questions. » / Valérie Pol