Le « poète de proximité » Marien Guillé prend la plume. Laissez-vous surprendre par son récit de voyage, en France. Un voyage qui ne laisse pas indifférent.

Vous en êtes à l’épisode 6 : « L’appel du monde »

La marche est une épreuve de vérité. On ne peut pas tricher. Chaque pas nous rapproche un peu plus de nous-mêmes. Durant ces instants où le temps défile à la vitesse des pas, il est difficile de ne pas être honnête. De ne pas avoir le cœur grand ouvert. Un territoire que je traverse à pied est toujours un lieu qui m’était rentré dans la chair, les yeux. Une part du monde avec qui je voulais vivre une aventure charnelle. A qui je voulais me montrer nu, dépouillé, sans artifice, sans masque, aussi vrai que possible. Là où je marche, il y a toujours une histoire d’amour.

les couvertures du Zéphyr

Le Var, j’y ai grandi, j’en viens, j’y reviens, c’est une terre qui gardera toujours une part de moi, où suintera toujours sur ses routes la longue pluie de mes sueurs. L’éclat de mes émerveillements. Les traces invisibles de mes efforts. Je connaissais ce département, sans rien connaître du territoire, rien de cette connaissance charnelle du sentier, de la mousse et du brin d’herbe. Les avions du bout du monde m’ont donné le vertige, le voyage lent des routes françaises me remet les pieds sur terre.

La vie est fragile

Après une longue errance à travers les massifs, la ville me rattrape : ces rues bondées, ces visages pressés, ces paroles débordantes, ce bruit, ce mécanisme des déplacements et des contacts. Je sens ce besoin d’humanité et d’urbanité. Les chemins ont de longues histoires à raconter mais les visages me manquent. Des visages que je connais, que j’ignore, que j’aime, que je découvre. Que j’apprends à reconnaître.

Des visages amis éparpillés à travers le pays et à travers le monde. Des visages avec lesquels j’ai grandi. Des visages dont les yeux ont fait naître dans les miens des éclats inédits. Des visages dans lesquels je voyage et d’autres dans lesquels je me trouve. Des amis à qui on pense toujours mais à qui on n’écrit jamais. Des visages que je vois trop peu, que je visite comme de lointains cousins, mais que j’aimerais revoir avant les prochaines lunes.

Quand on est loin d’eux, on écrit nos amis à chaque année nouvelle, pour leurs anniversaires, pour Noël, parfois… et, désormais, dès qu’une attaque terroriste a lieu dans leur ville.
Mais on peut aussi décider de leur rendre visite lorsque tout va bien et sans aucune raison particulière, sans rien à célébrer. Chaque jour qui passe est une fête pour celui qui sait danser avec la vie. Aller chez eux juste comme ça, car ce sont des gens qu’on aime, qui nous inspirent, nous allègent, nous protègent, nous redonnent énergie, confiance, vitalité, énergie. Des personnes précieuses pour nous.

Et nous savons que la vie est fragile ; qu’un jour, tout peut basculer.

Chez moi, y a de la place

Même les amis que nous avons dans notre propre ville, dans notre pays, à quelques heures seulement de nous, combien de fois, vraiment, cette proximité nous a permis de les voir davantage que s’ils habitaient au bout du monde ?

On peut se dire un jour tiens, je vais partir de chez moi, je vais abandonner mes habitudes, mes trajets habituels, mes gestes quotidiens pour aller rencontrer ceux qui vivent loin d’ici, proche, oui, car le même pays, la même langue, seulement quelques dizaines de kilomètres parfois, mais loin, car leur maison n’a jamais été sur mon trajet, loin car je n’ai jamais pris le temps de faire le chemin jusque chez eux.

Depuis que je suis rentré en France, mes amis m’écrivent, m’appellent, me disent : « Viens chez moi… » « Viens chez nous… » « Viens à la maison… » Me tombe dessus cet appel irrésistible venant d’êtres aimés, lancé au bout du fil, dans un mail, un courrier, un post Facebook… « T’es le bienvenue chez nous… » « La porte est ouverte… » « Viens quand tu veux… » « Ta chambre est prête… » Et ces gens rencontrés sur la route, qui lancent en guise d’au revoir : « Si un jour tu sais pas où dormir chez moi, y a de la place ! »

Chaque nouvelle tentation correspond à ce besoin : qu’est-ce que je ne connais pas encore du monde que je pourrais découvrir en prenant cette direction, en toquant à cette porte, en pointant mon nez là où on m’a invité, en disant bonjour à cet inconnu ?

Il y a dans ce pays tellement de régions où je n’ai jamais mis les pieds. Ou trop peu. Et où, pourtant, vivent des gens que j’ai envie de découvrir dans leurs territoires, dans le paysage qui abrite leur quotidien. Cette vadrouille est l’occasion d’enfin pousser le pas jusqu’à leur porte.

Je disais : « Un jour j’irai, mais là c’est trop loin… » Trop loin, trop loin de quoi, de ma maison, maintenant que je n’en ai plus, il n’y a plus rien de loin, plus de loin, plus de près, c’est abstrait, il est loin le temps où tout était loin, tout n’est pas à côté, mais tout est à ma portée, puisque partout je me porte, me transporte, me déporte.

La Nouvelle-Zélande française

Tout est accessible, je n’ai plus besoin de « rentrer », de m’occuper de « chez moi », personne ne m’attend, aucun lieu – ma maison, si je n’y suis pas, à qui est-elle ? – je n’habite nulle part, alors toutes les distances sont proches de moi puisque j’habite mon désir et que le lieu de mon désir peut être partout où je suis ; sans domicile aucune destination n’est proche ni loin, il n’y a plus de point de repère, de port d’attache, ma maison avance avec moi, et quand j’arrive chez quelqu’un, j’habite chez eux, je deviens un voisin de leurs voisins, un visiteur qui passe mais qui ne s’installe pas, qui apporte une maison dans leur maison, un habitant temporaire dans leur habitat sur la terre.

Je décide de me diriger vers la Bretagne. Je n’ai pas pointé le doigt vers le globe en attendant qu’il s’arrête de tourner, désignant ainsi un lieu au hasard, non, j’ai vu l’autre bout d’un monde, là où finit la terre et où commence l’océan. La Bretagne. La Nouvelle-Zélande française. La porte du Pacifique sous les latitudes européennes.

C’est d’ailleurs depuis Lorient – et c’est là l’origine de son nom – que partirent les premiers navires français vers l’Asie, au XVIIème siècle, sur la route maritime des Indes. En parlant de bateau, me revoilà dans la gare, à attendre un train. À retrouver le rythme des déplacements rapides, accélérés, des grosses machines qui propulsent nos corps à travers l’espace à une vitesse vertigineuse. Mes pieds retrouveront le sol une fois arrivés. Cap sur la Bretagne ! L’itinéraire de mon TGV me fait passer par une ville que je ne connais pas et dans laquelle je vais avoir quelques heures à tuer embrasser – un réservoir à surprise.

Je vais me retrouver là-bas, dans cette ville qui m’est étrangère, où personne ne m’attend, mais où je m’attends moi-même au tournant d’une rue, au coin d’une place ; je m’attends moi-même dans cet inconnu, je veux aller voir là-bas si j’y suis et comment je m’y retrouve, dans ce territoire étranger, puisque vierge de ma présence, où tout paraîtra sans doute familier, cette région familière où tout peut paraître étrange.

Une longue étreinte

On est dans une ville. On sort d’une librairie, avec à la main le poids léger d’un livre qu’on désirait depuis longtemps, qu’on vient d’acheter avec empressement. On est dans une rue de la ville. On marche à toute vitesse, le livre sous le bras, jusqu’à un banc. Il fait froid. Le livre nous réchauffe. Sa peau de papier est un manteau contre le temps, contre l’ennui. Une couverture pour se blottir dans des rêves de nuits chaudes, dans une chambre lointaine.

On est au cœur de la ville. Une ville que l’on ne connaît pas. On a commencé à la découvrir par sa librairie. Les étages étaient remplis d’odeurs de livres, de visages de livres, de silences de livres. Le silence de les écrire, le silence de les choisir, le silence des lire, le silence de les ranger. Le silence d’y repenser, parfois, en lisant d’autres livres. Les rayons comme un labyrinthe. Le silence de se perdre dans des milliers d’histoires couchées sur papier. Et le silence de la lumière qui vient caresser les couvertures, les titres, les imprimés, les illustrations, les codes-barres, mais qui ne rentre pas à l’intérieur du livre. C’est un plaisir réservé à une autre lumière, celle des yeux, les yeux des lecteurs, qui repartent avec un livre, les lecteurs qui ont ravi à cette chambre silencieuse un morceau de nuit découpé dans l’encre de la plume.

On est assis sur ce banc. Le long de cette avenue bordée de platanes, où les passants pressés se suivent et se ressemblent, donnant à leur pas la cadence d’une ville où l’on va toujours quelque part.

L’excitation d’ouvrir ce livre est plus forte que celle d’observer la vie. On fait connaissance avec lui. On lui vole quelques mots. Des regards furtifs sur des lignes au hasard. Le regarder, l’ouvrir à la pliure de la reliure, admirer ses contours, respirer son odeur, caresser sa texture, feuilleter l’air de ses pages… mais ne pas commencer à le lire, non, garder cela pour plus tard, pour le silence d’une chambre sans voile ou dans la lumière d’un parc en fin d’après-midi.

On est toujours seul lorsqu’on commence un livre. C’est une rencontre, un moment de grâce qui nous coupe du reste du monde le temps d’une lecture pour mieux ensuite nous y replonger.
Les premières pages ressemblent à un baiser.
Le reste, une longue étreinte, un long regard les yeux dans les yeux jusqu’au point final.

Quelqu’un vient s’asseoir sur le banc. On voudrait bien engager la conversation avec cet individu qui vit ici, qui a ses habitudes, qui habite ici, sur cette terre étrangère. On lâche alors le livre, mais on est encore tellement plongé à l’intérieur qu’un long silence s’installe, là où aucune parole n’est attendue. Mais où tout pourrait surgir. Mille pensées retiennent la voix dans votre gorge. Alors on regarde chacun fixement dans la même direction, sans échanger un seul mot. Les yeux baissés. Sur le livre pour nous, sur le pavé pour lui.

Les passants se ressemblent. C’est étrange ce mot de passant, censé signifier celui qui ne fait que passer. Celui qui n’est pas attaché à l’endroit où il passe. Or ces passants, justement, sont tous habitants de cette ville, de ces rues ; ce trajet le font-ils peut-être chaque jour, plusieurs fois par jour. Le vrai passant, celui qui n’est que de passage, en toute logique, devrait être celui qui ne marche pas. Celui qui est assis sur ce banc, à lire ce livre, dont il n’a encore rien vu du contenu, juste humé l’odeur et quelques syllabes, un peu comme ce qu’il connaît de cette ville inconnue où il est assis, de passage, quelques instants.

Un migrant

Ce devrait être moi, le véritable passant, celui qui n’habite pas, qui ne fait que passer, celui qui habite seulement du regard, sans adresse, celui qui s’installe sans emménager, celui qui reste au coin du monde, qui tient en équilibre sur la sente étroite, celui qui regarde ; celui que l’on voit sur le bord de la route; cet autre sans visage dont le corps est légèrement décalé par rapport à la foule; cet autre, c’est mon portrait.

Je suis un étranger ici, bien que ce soit mon pays.

Oui, c’est mon pays, mais le territoire dans lequel je suis chez moi, le territoire où j’habite, où est-ce qu’il se termine ? Quelle frontière, et à quel moment je la franchis ? A quel moment je deviens un migrant dans mon propre pays ? A quel moment je décide de déplacer mon corps ailleurs, non pas pour fuir, mais pour rejoindre cet inconnu qui m’enivre, qui repousse les limites de mon regard, qui agrandit le monde dans mes yeux ? Cet espace sans repère dont j’ai besoin, non pas pour me perdre, mais pour me retrouver, pour remettre les pieds sur terre et pour continuer à prendre conscience de l’immensité du monde ?

Programme chargé

Qu’est-ce qu’on fait ici ? Personne ne nous connaît. On est en voyage. On est en dehors des paysages que l’on reconnaît. On est dépaysé.

C’est bien la même langue qu’on parle ici, dans cette ville, tout autour de ce banc. On a exactement la même Histoire. On paye avec la même monnaie. Les repères sont communs. Le mode de vie est similaire. Mais ici, je suis ailleurs. Car ma présence en ces lieux est toute nouvelle, en est à ses balbutiements. Je découvre un endroit de mon propre pays où je suis encore en train d’arriver. C’est une première rencontre. On s’effleure.
Il faut le temps de s’imprégner pour sentir son corps en adéquation avec les vibrations de l’ici qui nous accueille.

Il fait froid, mais le ciel est d’un bleu qui rappelle la mer. De longues nuées d’oiseaux dansent dans le ciel immense. Le livre reste dans mes mains, mais je n’ai pas encore tourné la première page. J’ai dévié de ma route. La lecture a changé de camp. Elle s’est faite sur les méandres du monde et de mes pensées plutôt que sur les pages d’un roman. La lecture m’a donné à entendre une histoire qui résonne à l’intérieur de ma mémoire : celle d’un homme assis sur un banc, dans une ville où il n’habite pas, où il n’a jamais mis les pieds, un livre fermé entre les mains, un livre qu’il ignore et qu’il découvre autant que la ville dans laquelle il se trouve, un homme de passage au milieu des passants, assis à écouter le bruit que fait le monde lorsqu’il tente d’en disparaître le plus possible.

Vous descendez du train. Les amis sont là. Les sourires sont aussi longs que le temps passé depuis la dernière fois que vous les avez quittés. Voilà, vous y êtes, vous montez aussitôt dans la voiture, ce n’est pas encore la maison, mais c’est déjà chez eux : toute la famille est à l’intérieur.

Ils sont très heureux de vous voir, mais ils ont un programme chargé aujourd’hui, un peu comme demain, d’ailleurs, et hier c’était pire… ils doivent emmener le fils à la piscine, la fille à l’équitation, le père doit aller chercher des affaires de kayak dans la zone commerciale, la mère a un rendez-vous chez le dentiste, ils ont un passager en plus, une amie de longue date, qui revient de Chine, qui repart demain, vous aurez des choses à vous raconter, c’est sûr… on est embarqué dans cette course contre la montre, ils ont préparé des sandwichs qu’on mange dans la voiture, les mains coincées entre la vitre et le sac à dos posé sur les genoux, il n’y a plus de place dans le coffre, vous êtes arrivé, la gare est déjà loin, les ronds-points s’enchaînent, entre l’équitation et le dentiste, on a fait des courses, puis un retour en centre-ville pour acheter de la farine, la meilleure de la ville, on est en Bretagne, on fera des crêpes ce soir, le véhicule change sans cesse de chauffeur, on dépose, on reprend, on charge, on décharge, on est passé récupérer le fiston tandis que le père téléphonait déjà pour dire que les sangles ne convenaient pas et qu’il faudrait aller ailleurs, le temps d’y aller c’était déjà la fin de l’équitation, on avait oublié les carottes pour le cheval, du vieux pain sec ça fera l’affaire, il restait encore à aller chez le boucher, dans le quartier près de l’estuaire, pour acheter des morceaux de viande rouge, le médecin a décelé une carence en fer, c’est peut-être une solution ; votre sac est toujours sur vos genoux, vous avez grimpé dans la voiture à 13h17, vous n’en êtes pas sorti avant 17h58, l’organisation d’une vie constellée, remplie, incompressible, implique de ne jamais s’arrêter, d’avoir toujours quelqu’un aux commandes, un moteur en marche, un lieu où se rendre, vous avez traversé cinq fois la ville, vous avez passé plus de temps dans la voiture depuis que vous êtes arrivé que dans le train qui vous a déposé ici.

Chaque souffle se compte

Chez eux, une fois la clé tournée dans la porte, le rythme ne ralentit pas, la maison est agencée de façon à ce que chaque mouvement soit optimisé, efficace, ordonné ; tous les meubles sont disposés suivant un plan de bataille, chaque tiroir maîtrise à la lettre la liste de son contenu ; des placards où on ne tend pas le bras plus que nécessaire pour attraper ce que l’on doit, et sur chaque boîte de rangement est inscrit ce qu’elle contient, pour une précision extrême, chaque ustensile est prêt à être saisi, chaque seconde doit être rentabilisée, on ne perd pas de temps, on n’effectue pas un geste sans raison, ne jamais gaspiller une bouffée d’énergie pour brasser du vent, ici on ne manque pas d’air, mais pas question de s’essouffler, chacun sait ce qu’il a faire, connaît son rôle par cœur, des gestes réitérés chaque jour avec la même exactitude, comme une opération militaire exécutée sans bavure, une chorégraphie répétée jusqu’à la perfection ; chaque pièce a son histoire, sa fonction, sa chronologie, pour ne jamais se perdre, ne jamais être dans l’errance, l’errance c’est l’ennemi de l’efficacité, pas un pas de travers, pas une seule bifurcation, au moment de partir, les clés sont déjà sur la porte, les chaussures déjà tournées vers la sortie, comme la voiture garée dans l’allée, le bon sens ; les mots, même, sont déjà au bord des lèvres, prêts à être dits quand il faudra, à l’enfant, au père, au voisin, des mots précis, qui se répètent chaque jour, pour chaque situation, elles aussi répétées chaque jour, sans perdre de temps, paroles et gestes rapides, comme si la vie en dépendait, chaque souffle se compte, chaque syllabe pèse son poids contre le silence, trouver l’équilibre, mettre sa vie dans la balance, sa parole en jeu…

Jusqu’au moment où tout s’arrête.

Où tout ralentit. Où on souffle. Enfin. Où l’on s’assied. Et où on lâche tout. Le moment où s’enlace, où on s’embrasse, où on s’aime. Le moment où on regarde la vie dans les yeux et où on sait pourquoi on a dansé cette farandole frénétique sans s’arrêter depuis le matin : pour avoir, le soir venu, davantage de temps pour s’aimer.
C’est la mère qui donne la cadence.

Dans le pays qui l’a vu naître, loin de la France, elle a tout connu : la guerre, la privation, l’enferment, le repli, l’ignorance, l’obéissance aveugle à la religion, la frustration, la résignation, les ravages d’une vie loin de l’amour et de la connaissance. Et la libération, enfin, par un départ. Le départ. Pas pour ne plus jamais revenir. Mais pour revenir autre. Pour ne plus dépendre. Ne plus être enchaîné. Vivre ailleurs.
Pour revenir libre.

Le bonheur ça s’organise

Aujourd’hui, le bonheur est là, fragile. Il faut en prendre soin, le travailler au corps. Le retenir sans trop lui en demander, le respecter sans trop se retenir. Le bonheur, ça s’organise. Il faut tenir le coup face à la vie, alors tout est orchestré, dirigé, anticipé, pour que tout soit sous contrôle. Mon bonheur est sous contrôle. Je connais mes doses et je n’oublie pas de les prendre chaque jour. Rien n’échappe à mes plans, rien n’est soumis au hasard. Je sais le contenu de chaque seconde à vivre, je sais l’itinéraire de chaque déplacement, chaque instant de flottement est aussitôt rentabilisé pour rattraper les imprévus malheureux. Ou heureux. Evidemment.
« Pour aller au boulot, je mets 4 minutes. Ça arrive parfois que je mette 6 minutes mais dans ce cas, ça veut dire que le feu du rond-point était rouge, et que la circulation du boulevard était plus importante que la normale. »

Cette exactitude d’être ici, vivant, cette précision est une explosion de rire. Elle éclate chaque jour avec un sourire sur les lèvres, aussi large que l’embouchure du fleuve au pied de leur maison. On ne résiste pas à cette discipline, cette rigueur. Ce n’est pas la rigidité, c’est une danse, un tourbillon, on est entraîné, on chavire. C’est du bonheur dont on prend soin. Où chaque minute gagnée la mort compte.
La vie, il faut bien en faire quelque chose. Si on ne s’organise pas un peu, tout dégringole, et on ne tient pas le coup.

Dans la maison on parle trois langues : la langue du pays, celle que vous connaissez, puis la langue régionale, c’est un choix, les enfants sont dans une école bretonnante, et enfin la langue du pays maternel. Pour qu’ils n’oublient pas d’où ils viennent.

Ainsi, vous saisissez une langue différente dans chaque pièce, comme si vous changiez de pays en allant de votre chambre à la salle de bains, puis deux langues s’entrechoquer sur les marches de l’escalier. Voyageur aux oreilles libres, vous traversez toute la maison sans aucun visa. La nuit enfin, s’endormir. Et danser encore. Dans des draps dépliés avec soin, dans des rêves peuplés de démesure. Dormir.
Jusqu’aux gouttes de café.

Passer quelques jours ici, être installé. « Ta chambre est prête ! », un sésame pour le voyageur, poser son sac, pouvoir flâner, ne pas avoir à se demander où dormir le soir même, avoir le sentiment d’habiter quelque part, passer ses nuits dans un lit frais, qui semble nous attendre.

Après le petit-déjeuner, les enfants sont à l’école et les parents au travail. J’ai de longues heures fraîches et vides devant moi. Je retrouve mon propre rythme et ne suis plus soulevé par la tempête joyeuse des heures familiales. Tout m’est possible sans suivre aucun mouvement. Je peux dormir à nouveau, flâner dans le salon, dévorer la bibliothèque, m’allonger dans le jardin, écouter de la musique. Je peux aussi sortir les mains vides, avec rien sur le dos.

L’attraction charnelle des pavés

J’enfile mes chaussures et claque la porte. J’ai une paire de clés. Comme si je vivais ici. Durant la journée, le quartier est silencieux. Les maisons sont comme immobiles, attendant qu’on les réveille. Dans la rue, je peux prendre à gauche, à droite, ou le petit chemin qui descend le long du jardin, je peux me diriger vers l’estuaire ou le centre-ville, la zone industrielle ou le sous-bois. Je peux prendre n’importe quel chemin, me tromper, faire demi-tour, me perdre. Je n’ai pas de destination à atteindre. C’est une autre forme de marche celle qui consiste à se balader dans une ville inconnue. Tous les chemins mènent quelque part. On a la journée pour flâner, errer, découvrir une ville inconnue où on n’a nulle part où aller.

J’écoute mon corps qui penche à gauche, et le suis. Les paysages sont des maisons aux toits d’ardoise, des bosquets, des ronds-points. Des trottoirs, des lampadaires, des boîtes aux lettres avec des noms dessus. Assez déjà pour imaginer les vies derrière les portes. Plus loin, des grandes surfaces, des magasins de literie, des restaurants chinois, des arrêts de bus avec des gens qui attendent d’être déplacés. Une migration de proximité dans le territoire de leur quotidien. La curiosité me pousse toujours en avant, même si mes yeux ont déjà traversé mille fois ce genre de paysages, j’y retrouve toujours de l’inconnu et de la surprise.

J’avance, et le hasard des rues, l’attraction presque charnelle des pavés et des murs opère sur moi l’irrésistible envie de me perdre. Il n’y a rien à voir là-bas, me dit-on, c’est juste des maisons. Mais justement, c’est la vie de tous les jours que je veux voir, des quartiers calmes avec de petits jardins. Là où on vit. Là où l’on meurt. Là où on s’aime. Sans faire de bruit.

Solitude

Mes amis vivent au numéro 30 de la rue et le voyage, sans qu’on l’attende, peut nous surprendre dès la maison juste à côté. Juste à coté, justement, au numéro 28, le voisin me salue, un homme qui n’est pas vieux, mais que la vie a vieilli. Un sourire d’enfant. Une démarche un peu hésitante. On le sent empêtré dans ses pensées. Ou bien dans leur absence. Une vie qui a beaucoup de place à combler. Une vie sans horaire. Une vie qui se laisse vivre. Qui s’abandonne. Une vie de silence où la parole est rare. Tout l’inverse de la maison où je suis logé.

A la mort de sa femme, la voix de cet homme a vrillé, s’est perdue, s’est effondrée. La solitude a fait chavirer sa parole. Le silence dans lequel il est tombé a abîmé jusqu’à la chair de ses mots. Ils sont devenus infirmes, ils sortent de sa bouche en titubant, en se tenant à des béquilles. Désormais il bégaye. Son sourire, ses yeux, toujours rieurs, n’ont pas atténué leur éclat, mais sa parole est devenue plus hésitante, a perdu en assurance. Elle ne tient plus qu’en équilibre précaire sur le fil de sa vie.

Caricature

Le voisin encore un peu plus loin, lui, c’est un poète, comme vous. Il vit seul. Vous le connaissez, non pas parce qu’il est connu, mais parce qu’on vous a parlé de lui. C’est lui qui, le jour de la mort de son père, a trouvé sa voix, sa voix pour dire, écrire, les mots pour sortir de lui-même et y faire entrer les autres. Il n’a pas eu d’autre choix que de se tourner vers les mots pour tenir debout. Les mots pour parler pour les autres, avec les autres, tous ces voisins terrestres qui parfois se perdent dans le langage ; et il fait toujours lire les textes qu’il termine à son voisin qui bégaye. Il montre toujours son point final à celui qui parle par suspension.

Tranquillement, vous arrivez au numéro 18 ; ici, lui, le mari, il dessine. Il fait des caricatures pour un journal local. Il expose de temps en temps dans des cafés. Il vous salue, avec toute sa famille. Le lendemain, au marché, vous buvez un jus de bissap dans un food-truck et vous tombez sur eux. Ils vous présentent celui qui vit un peu plus loin dans la rue, qui est régisseur au théâtre municipal et pour les salles d’expositions, notamment la chapelle, qui accueille en ce moment des maquettes de maisons en papier mâché. Des maisons miniatures ouvertes, comme celles dans lesquelles vous rentrez, parfois sans connaître les propriétaires, parce que vous n’en avez pas une à vous.

Rue Vincent Auriol

La rue où vous êtes accueilli. La rue qui vous traverse. Dans cette maison, on écrit des poèmes tous les jours, dans celle-ci on bégaye, dans celle-là on parle trois langues, dans l’autre, là-bas, on parle avec des traits. Parfois on s’épuise dans la parole. Parfois on s’y retrouve. Elle est donnée à tout le monde et chacun en fait son usage, se dépatouille comme il peut avec les vingt-six lettres de l’alphabet pour se parler, pour se comprendre, pour s’entendre, pour se souvenir.

La rue porte le nom de rue, et non d’impasse ; pourtant, après le numéro 34, on ne peut pas aller plus loin, c’est comme un bout du monde : on n’a que la place pour faire demi-tour, ou bien pour rester. On a le temps, d’y rester, ici on est arrivé. On s’arrête. Au bout d’un monde.

Repartir, c’est forcément faire demi-tour. A moins de partir à pied, de descendre l’escalier entre les numéros 32 et 34, de glisser sur le sentier entre les arbres et d’arriver sur la promenade le long du fleuve.

A la fin de la semaine, vous connaissez tous les voisins, toute la rue, vous avez un toit potentiel dans chacune des maisons, tout le monde connaît votre prénom. « Tu peux en parler, dans tes livres, de nous, tu peux mettre nos noms, on s’en fiche : on est dans l’annuaire ! »

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Parti au petit matin

Vous rentrez à pied par le chemin de halage, vous allez chercher les enfants qui sortent de l’école et vous les écouter raconter leur vie miraculeuse ; c’est vous qui avez les clés de la maison, personne ne pourrait croire que vous n’habitez pas ici, non non, je vous assure, je ne suis que de passage… Comment un passant peut-il se sentir aussi rapidement, peut-il devenir si vite un voisin, un habitant, un membre de la maison, un visage connu, habituel, dans cet environnement tellement loin de chez vous, où vous n’aviez jamais mis les pieds, dont vous ignoriez tout il y a une semaine ? Et dont vous serez loin dans une semaine ?

Mais la trace de votre passage sera inscrite dans vos pas, dans vos gestes, dans votre façon de parler, dans l’espace entre vos bras ; quand vos yeux verront ailleurs, ils verront avec ce qu’ils ont vu ici. Vous direz, peu le croiront, mais vous direz avec un naturel confondant : « J’ai habité ici. » « J’ai vécu dans cette rue… » Cette maison n’est pas la vôtre, mais elle a été un domicile temporaire, juste le temps que vous vous sentiez chez vous. Vous ne possédiez rien ici, mais les sourires de vos hôtes, les instants complices, les gestes du quotidien, les paroles de ceux qui vivent ensemble, par filiation, vous aviez tout avec vous, vous partagiez tout, vous n’aviez pas besoin de posséder quoi que ce soit : vous apparteniez à cette maison.

Et puis un jour, vous êtes parti. Au petit matin. Vous leur avez dit au revoir la veille au soir. Vous vouliez qu’ils ne vous voient pas partir. Vous vouliez que la dernière image de vous dans leurs yeux soit votre corps se dirigeant vers sa chambre. Comme ce qui rassure toutes les familles du monde : voir ceux qu’on aime entrer dans leur chambre, et dormir à l’abri.

Vous vouliez aviez besoin du silence du matin et de la solitude d’un départ pour dire au revoir à cet endroit qui vous a habité davantage que vous n’y aviez vécu.

Et puis un jour, vous êtes parti. Au petit matin. Vous leur avez dit au revoir la veille au soir. Vous vouliez qu’ils ne vous voient pas partir. Vous vouliez que la dernière image de vous dans leurs yeux soit votre corps se dirigeant vers sa chambre. Comme ce qui rassure toutes les familles du monde : voir ceux qu’on aime entrer dans leur chambre, et dormir à l’abri.

Vous vouliez aviez besoin du silence du matin et de la solitude d’un départ pour dire au revoir à cet endroit qui vous a habité davantage que vous n’y aviez vécu.

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