Hugues Mouret : « De ce monde fabuleux on a fait une poubelle »

Vous lisez un extrait du Zéphyr n°16 « Insectes : ballet en danger« . Le Zéphyr est un média indépendant, financé par ses lecteurs et lectrices. Découvrez le sommaire du numéro par ici, puis commandez l’opus en version papier. Vous pouvez aussi vous abonner et acheter le numéro en PDF. Bonne lecture, et merci !

Fondateur et directeur scientifique de l’association Arthropologia, Hugues Mouret ne cesse de prendre la défense des insectes, détruits en raison de nos activités. Mais il suffit de « réensauvager » les milieux pour que les petites bêtes à six pattes reviennent… « Sans eux, la Terre ne fonctionnerait pas telle qu’on la connaît. »

Il vient s’asseoir au milieu de ses herbes folles. Dans son jardin, situé au cœur des monts du Lyonnais, la tondeuse n’a pas sa place, les chardons ont fière allure, non loin des arbres fruitiers. Hugues Mouret n’a plus qu’à tendre l’oreille ou porter son regard sur une de ses nombreuses fleurs sauvages pour observer un pollinisateur en quête de nectar. Les petites bêtes, aussi diversifiées que mystérieuses, l’émerveille depuis la nuit des temps, lui le naturaliste dans l’âme. « On a tant à apprendre chaque jour… » 

Car on méconnaît encore cette (grande) classe d’invertébrés. D’abord en raison du nombre d’espèces d’insectes. Un peu plus d’un million ont d’ores et déjà été identifiées sur la planète, mais il pourrait en exister le double ou le triple (peut-être même plus). « L’ordre des coléoptères (par exemple : les charançons), par exemple, regroupe déjà 400 000 espèces sur Terre… » À comparer au nombre de vertébrés connus : 6 000 espèces de mammifères et d’amphibiens, 10 000 espèces de reptiles et d’oiseaux… « Les insectes sont abondants et très diversifiés, mais il y a encore trop peu d’observateurs ou d’experts, même si le nombre d’entomologistes progresse depuis quelques années. » Sans oublier que, de par la grande diversité d’habitats et de comportements les protocoles pour les collecter et les identifier sont, dit-il, « longs, coûteux et compliqués à suivre ». Et puis il faut pouvoir ensuite « les déterminer ».

« L’état des lieux est plombant »

Surtout, les chercheurs ne consacrent en général leur temps qu’aux insectes que d’un seul ordre, parfois même que d’une ou de quelques familles. « Un expert en hyménoptères (ordre des abeilles) se concentrera, par exemple, sur les abeilles et ne sera pas spécialiste des autres familles, encore moins des diptères (mouches et moustiques) ou des coléoptères (scarabées, coccinelles…), même si certains peuvent avoir une bonne vision globale. » Pour le commun des mortels, dur de repérer une espèce exotique au milieu des communes ou encore de distinguer l’une des… mille abeilles sauvages connues dans l’Hexagone.

Lire aussi : Punaises, les insectes nous ont rendus fous

Mais l’essentiel est là, et bien connu : les activités humaines détruisent les habitats et les produits chimiques déversés chaque année sur les zones de culture tuent les êtres à six pattes. « L’état des lieux est plombant, souffle Hugues, notre domination unilatérale débouche inévitablement sur la destruction des formes de vie… » Pour lui, c’est sûr, « le monde fabuleux devrait être le Jardin d’Éden, or on en a fait une poubelle »… Toutefois, ce n’est pas irréversible, glisse le membre des Soulèvements de la Terre, « il y a cette possibilité d’agir vite ».

Renaturer, vaille que vaille

Depuis plus de vingt ans, Hugues ne cesse de transmettre le message : il faut « changer les rapports que nous entretenons avec la nature », lui « laisser de la place », réensauvager. Combat qu’il mène via l’association de défense des insectes Arthropologia, qu’il a fondée en 2001 en particulier pour diffuser la connaissance et former à la biodiversité sauvage des publics très variés, tels que les agriculteurs ou d’autres professionnels.

Parfois, certains demandent à l’association de lister le nombre précis d’espèces sur une surface donnée, celle-ci peut réaliser des inventaires, prélever quelques groupes d’insectes d’un milieu afin de les analyser. Arthropologia saute le pas dans le but d’« étudier des espèces peu connues, des espèces indicatrices, pour améliorer les connaissances dans le cadre des atlas de répartition ou de Listes rouges »… Mais plus forcément pour  « inventorier la moindre zone où seules des espèces ubiquistes (présents un peu partout, à la fois) arrivent tout juste à se maintenir ». 

Pas vraiment une priorité. Il est plus urgent d’agir pour rétablir la diversité des habitats, des micro-habitats, des ressources (gîte et couvert), des connectivités… Ainsi, son association, dont il est le directeur scientifique, fait le choix d’accompagner les publics dans le « changement des aménagements, des gestions »... Hugues invite les responsables d’espaces verts, de parcs, mais aussi les sociétés à engager sur leur superficie des actions de protection, de renaturation, de restauration. Ou comme il dit de « ‘resalissement’ des terrains » afin d’enrayer le déclin des espèces à plusieurs pattes.

C’est mille fois plus efficace, d’ailleurs, qu’un hôtel à insectes à multiples cavités, inadapté, par exemple, à 70 % des abeilles qui nichent dans le sol. De surcroît, indique-t-il, « grouper en grande quantité les nids normalement solitaires peut engendrer une augmentation du parasitisme et de la prédation». L’hôtel, par exemple, « favorise l’abeille résinière géante, espèce invasive originaire d’Asie ».

L’hôtel n’est pas forcément à bannir, mais, pour son association Arthropologia, il faudrait plutôt les voir comme des « observatoires » et non des gîtes en tant que tel : un lieu pédagogique, pour voir et apprendre.

Lire aussi : En forêt : le deuxième épisode du podcast, avec le GNSA Bois de Vincennes

« Des gîtes pour la faune sauvage »

« Il faut pouvoir remettre en question nos pratiques, nos habitudes », dit-il. Histoire de laisser la nature tranquille, de lui laisser du temps pour faire son œuvre. Les particuliers et propriétaires de jardins sont également concernés. « Ils représentent un million d’hectares », alors si on y ajoute les coins de verdure ou de terre ici ou là, tant sur la voie privée que publique, « ça en fait de la place » pour les papillons, les mouches, les perce-oreilles et les coccinelles. « Je trouve qu’il n’y a aucun intérêt à gérer des espaces qui n’ont pas d’usage pour les humains, estime Hugues. On peut les enfricher et concevoir ainsi des gîtes pour la faune sauvage. »

Copris lunaris ou copris lunaire (crédit : Arthropologia)

En somme, décider parfois… de ne rien faire sur une zone, laisser un terrain devenir… une prairie, puis un beau jour une forêt… Un peu de patience, les végétaux vont sortir de terre, s’élever vers la lumière. Les ronces puis les premiers arbres, avant les chênes, plus lents. « Dans mon jardin, se souvient-il, j’ai emménagé en 2010, il n’y avait pas grand-chose, excepté notamment un cerisier. Aujourd’hui, les frênes font plus de dix mètres de haut. » 

Lire aussi : Dans les coulisses : le bourdon et le chaos

Les indispensables arbres

Les arbres, Hugues a envie d’en dire quelques mots. Ces derniers produisent de l’ombrage, de l’évapotranspiration et de la matière organique. Autant de feuilles, de branches, de bois à abandonner par terre, sans faute. Car une armée de décomposeurs, comme les lombrics, les cloportes (des crustacés) ou les champignons, va s’empresser de transformer le tout en humus, nourriture du sol. Celui-ci est aussi « un puits de carbone performant ». Autre raison de le protéger en vue de s’adapter aux effets du changement climatique.

« De la quantité de matière organique présente dans le sol, analyse Hugues, dépend aussi la quantité d’eau retenue dans le sol, capitale en cette période de sécheresse intense. Nous l’oublions souvent quand nous abattons des arbres adultes et nettoyons les sols… » Et avant de brûler le reste de végétaux arrachés. En France, chaque année, « un million de tonnes de déchets verts » partent en fumée, action évidemment très polluante. Comme Hugues Mouret l’a notamment écrit sur LinkedIn, réseau social dont il se sert beaucoup pour communiquer et sensibiliser, il faut que cesse « cette folie ». Si elle n’est pas brûlée, la pelouse tondue, souvent, est laissée en tas au fond d’un terrain ou en forêt, ce qui dégage du méthane, un gaz trente fois plus réchauffant que le co2. Il est préférable, précise le fondateur d’Arthropologia, de faucher, car cela ne condamne pas le peuple de l’herbe (et c’est bon pour le paillage ou le compostage).

« On veut toujours « faire propre »

Ce qui l’irrite, au fond ? Cette manie, dans la société, de toujours vouloir faire « faire propre ». Nous décidons ce qui a droit de cité, sélectionnons ce qui peut pousser, éliminons les haies, en gros ce qui dépasse et doit rejoindre la poubelle, arrachons les adventices du gazon, nous la coupons à ras, nous empêchons les pissenlits, les trèfles blancs et d’autres fleurs sauvages de s’ouvrir et de s’exprimer en harmonie. En outre, nous optons dans les jardins pour « des végétaux exotiques sans aucune fonctionnalité écologique ».

Selon lui, pas de doute, depuis la genèse, « les humains se croient au-dessus de tout, entendent maîtriser la vie sauvage ». Et de poursuivre, un brin irrité : « Nous avons inventé les jardins à la française, mais c’est un problème pour la nature. Un terrain homogène de 500 m², ça n’existe pas… Nous désirons tout contrôler, surtout ce que nous ne connaissons pas. » Si nous ne « gérons » pas, si nous ne tondons pas, ça pousse et – horreur – « le paysage d’un jardin change ». Ce qui peut ainsi donner l’impression que « nous avons abandonné le terrain », et « ça fait peur ».

Recyclage et pollinisation

En particulier, car les insectes s’y installent ? Beaucoup ne les aiment pas, il faut le dire. Pourtant, leur présence est fondamentale : « Sans eux, la Terre ne fonctionnerait pas telle qu’on la connaît. » Hugues mentionne le terme de « services rendus », même s’il trouve l’observation « anthropocentrée ». D’abord, ces petites bêtes pas bêtes ingurgitent et recyclent les matières organiques (bois, charognes, crottes…) en les rendant de plus en plus petits (ce qui intéresse d’autres espèces). Ils consomment nos déchets, nettoient, et puis pollinisent, en transportant les graines de pollen de fleur à fleur d’une même espèce.

Faites un don pour soutenir Le Zéphyr

« 90 % des plantes à fleurs dépendent des insectes », dit-il, donc également la nourriture des ovins et des bovins, et ainsi les produits laitiers et la viande de nos repas. Ainsi, l’action des insectes a un impact sur… « 75 % de la diversité alimentaire ». Hugues revient sur le premier chiffre, sidérant : « 9 plantes à fleurs sur 10 sont donc en danger de par le déclin des populations des insectes. La statistique est connue, mais je me dis qu’elle pourrait affoler un peu plus. Pour autant, ce n’est pas le cas… On découvre, puis on zappe et on passe à autre chose… »

« On a détruit les prédateurs des moustiques »

Avant de râler… car des moustiques viennent nous piquer jusqu’à notre domicile ? « Ces diptères ont une stratégie de reproduction exponentielle, qui leur permet de s’assurer que certains individus survivront malgré leurs nombreux prédateurs… » Lorsque les libellules, les araignées, les oiseaux et les chauves-souris traînent dans les parages, ils régulent, et les moustiques ne prolifèrent pas à l’excès… Seulement, ces derniers manquent de plus en plus à l’appel. « Comme la plupart des milieux naturels, les mares et les zones humides ont disparu, et les prédateurs se sont envolés…» Laissant ainsi le champ libre aux espèces de moustiques… La faute, donc, à nos modes de vie.

Ne ratez rien de l'actualité du Zéphyr

« Nous avons créé des gîtes larvaires un peu partout dans nos espaces privés », qui fournissent de nombreux points d’eau, les soucoupes, les bidons remplis, les coupelles, les chéneaux, les jeux en plastique des enfants laissés sur la pelouse pendant les congés. Certains, comme les moustiques tigres, pouvant véhiculer des virus, se contentent de ces très petites zones aqueuses pour se reproduire. « En vrai, explique Hugues, sur 67 espèces présentes en France, une quinzaine peuvent piquer les humains, mais seuls les genres Aedes, Anopheles et Culex sont vraiment gênants… Toutefois, nous avons éliminé les prédateurs et la réponse naturelle ». Le meilleur répulsif, au final. / Philippe Lesaffre