Fasciné par la nature, le photographe et auteur Julien Arbez part souvent contempler en silence la vie sauvage dans les forêts du Jura. But du jeu : immortaliser les espèces qui peuplent les grands espaces, celles qu’on ne voit plus. Plaisir simple, plaisir magique, plaisir utile.
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On dirait qu’il s’excuse, limite. À l’heure du déjeuner, il s’occupe de sa « petite dernière », et elle se fait entendre, durant notre échange. Aucun problème, elle vit, elle profite de l’instant. Presque comme quand lui se retrouve au fin fond d’une forêt du Jura, au milieu des « bestioles ». Vous savez, celles qu’on a tendance à ne plus voir, aussi pressés que nous sommes, les espèces de sa terre natale. Pendant près d’une heure, il nous parle de la vie sauvage de ces grands espaces loin de tout, à la frontière franco-suisse, de la « cambrousse » dans laquelle il a grandi,à quelque mille mètres d’altitude. « J’aime ces paysages forestiers, j’aime m’y ressourcer. »
On essaye de comprendre. Il cherche ses mots. « Mon amoureuse me dit parfois, lâche-t-il en riant : « ‘Là, tu commences à être pénible, va en forêt.’ Alors j’enfile mon gilet de camouflage et je file, c’est un peu ma thérapie ou mon yoga, si vous voulez. » Au programme, pas de randonnée, lui préfère se poser en silence, et puis observer ce qui s’y passe sans qu’on s’en aperçoive. Il patiente une heure, deux heures, parfois une journée entière. Avec, souvent, cet objectif d’immortaliser telle ou telle espèce. « Si j’y parviens, si j’arrive à faire une belle photo, c’est le jackpot, sinon, tant pis, ce n’est pas du temps perdu. » Car Julien revient toujours requinqué de ce moment.
Vie en mouvement
Au milieu des insectes qui fourmillent, des oiseaux qui se posent sur une branche, de l’écureuil qui cherche sa pitance, du lézard qui s’enfuit, du renard qui jette un œil, curieux, Julien estime qu’il disparaît.
Le mot surprend. On essaie de creuser. Le photographe aime à capturer ces instants magiques, il contemple, il écoute ses “colocataires” (les coloc à terre ?). Cerfs, chamois, lynx, grands tétras, chevêchettes, grands ducs… « Dans ses moments, je me rends compte que tout est vivant, en mouvement. C’est important, car, de manière générale, on ne fait plus attention à cette vie sauvage. Elle, de son côté, nous observe, les espèces connaissent nos habitudes… »
On se demande si ces instants de symbiose lui servent pour écrire ou réfléchir à ses projets de livres. Pas du tout, rétorque-t-il, en souriant. « J’en suis incapable, parfois, je me force à penser, mais ça ne vient pas. Je m’oublie vraiment, en forêt. » Le photographe parle de « plaisir égoïste » mais s’efforce, malgré tout, de planter des graines, de laisser des messages.
« Les coupes rases »
Lui photographie un certain type de forêts, et pas d’autres. Oubliez les monocultures, pas son style. Julien préfère se fourrer dans les espaces mixtes, ces forêts d’essences diversifiées, « ces melting-pots composés de bois mort, de plantes herbacées, de végétaux arbustifs, arborés ». Autant de « bordels bien organisés » qui parviennent mieux à « se régénérer naturellement », malgré tout. Et qu’on tend, de plus en plus, à détruire, hélas.
Lui qui vante, dans son dernier livre (Joue contre joux, livre photos nature sur la vie des forêts de montagnes, paru en septembre 2022), le charme de “la nature de proximité, et l’intelligence de la faune”, met en garde, à la fin de son récit, contre “certains choix qu’on prend au niveau de la gestion forestière” et qui “laissent la porte ouverte aux coupes rases”. Autant de “champs de bataille”, dont il a horreur.
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Toutefois, “la pratique explose”. Elle vise, dit-il, à tout couper pour (re)planter une essence unique, capable de se développer rapidement et qui est “susceptible de mieux résister au changement climatique, selon l’argument officiel”, précise Julien. On voit ici ou là des cèdres du Liban ou des douglas. Autant d’arbres “qui n’ont, d’après (lui), rien à faire à ces endroits, dans le Massif central, par exemple”. Voilà l’argument : des essences sont rasées pour limiter le réchauffement climatique, “pour sauver la planète”.
Il s’emporte : “On marche sur la tête. L’argument est bidon, c’est pour vendre du bois. Mais la forêt n’est pas qu’un objet de portefeuille, estime-t-il. Le problème, c’est que des espèces, qui dépendent des forêts, vont disparaître.” Julien parle de “modification du milieu” et tire la sonnette d’alarme : “Les monocultures de résineux ne sont pas très résistantes aux invasions d’insectes comme le scolyte, qui se reproduit sous les écorces de résineux.” Sans compter que cela aurait tendance à “appauvrir le sol, qui se stérilise”.
« Transmettre un autre rapport au monde »
Selon Julien, éducateur à l’environnement, “on a besoin de photos pour sensibiliser sur la beauté et l’intelligence de la nature. De nombreux photographes naturalistes sont de cet avis en tout cas”. Des images, le photographe s’en sert, justement, au quotidien. Il capture les espèces peu visibles de son côté, mais il tend aussi ses appareils, aux jeunes et aux moins jeunes, pour les inviter, lors d’ateliers qu’il anime dans des écoles, par exemple, à immortaliser leurs moments, les arbres, les tourbières, les reflets de l’eau…
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“Sensibiliser, apporter des informations, valoriser les productions du Giec, c’est nécessaire, d’accord ; mais il faut aller plus loin, ça va au-delà des chiffres et des statistiques”, raconte-t-il. Lui veut “transmettre un autre rapport au monde, un peu moins scientifique, un peu plus poétique”, dit-il. “On peut questionner notre place dans l’environnement. On fait partie du vivant, mais on s’en est éloignés, malheureusement.” Y compris à la campagne, d’après lui. Il n’y a qu’à voir les cours de récréation des écoles des zones rurales recouvertes de bitume. Le sujet est un peu sensible. “C’est un truc de fou”, lâche-t-il, lentement.
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___________________________________________________________________________On se demande d’où ça vient. De loin, visiblement. “Gamin, j’avais pas mal de liberté, je pouvais camper dans le bois. J’aimais bien, je me souviens que je me sentais libre. J’entendais des bruits, je n’avais pas peur. J’étais plutôt curieux, et cela m’est resté.” Et de conclure sur une évidence : “J’ai toujours su que la forêt était une véritable chasse aux trésors.” / Philippe Lesaffre