Il faut plusieurs rencontres dans plusieurs lieux pour la rencontrer et voir son vrai visage. Sophie Sakka est roboticienne. Passionnée par les mathématiques autant que par les mouvements des corps humains et des robots humanoïdes, qu’ils soient japonais ou français, elle questionne les interactions entre l’homme et la machine.

L’information vient de tomber, et c’est une « première » au Kazakhstan. Fedor, le premier robot humanoïde russe, vient de s’envoler dans l’espace et séjournera dix jours dans la Station spatiale internationale, en orbite autour de la Terre, à environ 400 kilomètres d’altitude. Et ce, bien après Kirobo, le petit robot humanoïde japonais, qui y a été envoyé en 2013. Cette « actu » est banal vu du Japon, puisque la robotique, depuis les premières poupées Karakuri au XVIIe siècle, fait partie de la culture et est devenue l’un des principaux moteurs de croissance économique.

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« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », écrivait Paul Eluard dans ses Poèmes politiques de 1948. Rendez-vous est donc pris avec Sophie Sakka, une des rares femmes expertes en robotique humanoïde. Chercheuse ? Chercheure ? Il est bon parfois peut-être de rappeler au XXIe siècle que la moitié des êtres humains sont des femmes.

A Tsukuba

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Avec Sophie Sakka, on commence par parler de ses premières rencontres avec les machines. En particulier le robot japonais HRP-2 en 2003 à Tsukuba, près de Tokyo, alors qu’elle vient d’obtenir sa thèse en robotique à l’université parisienne Pierre-et-Marie-Curie. L’interview se transforme ensuite en plongée mnésique. 13 heures de vol jusqu’à l’aéroport de Tokyo, 80 kilos de bagages… avant un plongeon dans le Joint Robotic Lab (JRL), un labo fondé par deux chercheurs, français et japonais, où cette trentenaire expatriée, décidée à se spécialiser en robotique humanoïde, a passé plusieurs mois.

No futur en France. Alors qu’à Tsukuba, tout est fait pour travailler dans les meilleures conditions. Bureaux ouverts 24 heures sur 24, haut niveau de compétences et… anecdotes de la vie quotidienne au Japon ! Les légumes sont vendus à l’unité au supermarché ; personne ne nage à la piscine à l’heure de la pause syndicale… Sophie Sakka est l’exception française au JRL, un « stock international de cerveaux sur pattes », souligne-t-elle. Le gouvernement français commence à négocier l’achat de HRP-2. Sophie Sakka, elle, planche sur un sujet de recherche innovant en biomimétisme : comment générer des trajectoires inspirées des êtres humains et les faire réaliser par des robots?

« Le Japon est une autre planète. On y trouve les machines les plus élaborées du monde, affirme Sophie Sakka, dorénavant maître de conférence à l’Ecole centrale de Nantes et chercheuse en biomécanique et robotique humanoïde au Laboratoire des sciences du numérique de Nantes (LS2N), Honda et Toyota ont récupéré les compétences en batteries lithium-ion de Sony. Ils pensent au pays avant de penser à l’entreprise. Il y a de la graine à en prendre ! »

A l’association Robots !

Il n’y a apparemment pas de chemin pour aller jusqu’aux locaux de l’association protéiforme Robots ! que Sophie Sakka a fondée il y a quatre ans. Le terrain de l’ancienne caserne Mellinet à Nantes est en chantier, traversé par des pelleteuses bruyantes. Ici et là, un immeuble à peine sorti de terre, un figuier, un érable. Ici encore, une ancienne infirmerie. C’est là que s’est nichée l’association présidée par Sophie Sakka. Drôle d’endroit pour parler de robotique. On y découvre au rez-de-chaussée un petit salon des années 60-70, des bureaux, une salle de matériel où sont entassés, autour d’une paillasse carrelée centrale, casques de réalité virtuelle, manuel de programmation informatique en anglais et fils électriques de toutes sortes.

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Pepper (le premier robot humanoïde programmable capable d’interagir avec l’être humain, déployé par SoftBank Robotics, notamment au Japon auprès du grand public comme robot-compagnon), tête baissée, semble en état de veille, sorti ce jour-là de son carton.

C’est là que se déroule l’atelier phare de l’association, nommé « Rob’Autisme », que Sophie co-pilote depuis 2014 avec Rénald Gaboriau, un orthophoniste, actuellement doctorant au LS2N. Dédié aux adolescents présentant des troubles du spectre autistique, notamment ceux du syndrome d’Asperger, et dotés d’une autre manière de percevoir le monde, l’atelier est aussi, et surtout, une nouvelle forme de protocole de recherche scientifique grâce aux robots Nao (celui-ci a été conçu initialement par la société française Aldebaran Robotics, rachetée en 2015 par le groupe japonais SoftBank et renommée ensuite SoftBank Robotics).

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Aucun jury français ou international ne s’y trompe. Lauréate l’hiver dernier du Prix de la Fondation Cognac-Jay/Inventer la solidarité sociale de demain, après avoir été présélectionnée au First Global Challenge 2018 (au Mexique), l’association Robots ! développe plusieurs projets en robotique sociale, qui s’adressent tantôt aux personnes âgées, atteintes de la maladie d’Alzheimer, en tant que soin, tantôt aux étudiants. Visibles au Japon, en Australie, au Brésil comme aux Etats-Unis.

Au bistrot

Il y a toujours quelque chose du Japon dans la manière d’être de Sophie Sakka. Mais pas dans la vision singulière de la robotique humanoïde qu’elle porte à l’intérieur d’elle depuis longtemps et qu’elle donne à voir. Humaniste et pragmatique. Le Shaka Pop, un café situé près de la mairie, est calme, l’interview, un face-à-face.

Cheveux noir de jais, visage déterminé, paroles rapides, le ton est vite donné. Bas les masques ! Sophie Sakka, nommée Chevalier de l’Ordre national du mérite en 2017, se livre peu. Son père est architecte, tunisien, sa mère, professeur d’anglais, française, son patronyme, d’origine égyptienne. Or lorsqu’il est question du Japon, rien ne l’arrête. Enfin presque : le off doit rester du off, surtout si certaines questions se soldent par un silence.

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« J’ai été très marquée par le pragmatisme à l’extrême des Japonais, leur goût de la finesse, mais aussi par l’organisation matriarcale de la société nippone. La communication y est minimale ; les actes, les symboles, y priment ! », raconte-t-elle. L’interview reprend son fil, les réponses fusent.

Qu’est-ce qu’un robot au Japon ? « Un jouet pour amuser l’homme, comme dans les mangas, bon ou mauvais. » En France ? « Un blasphème dans la culture judéo-chrétienne, une créature du diable, comme le Golem. » Comment un robot peut-il améliorer la vie de tous les jours ou réparer l’homme défaillant ? Qu’est-ce que les êtres humains et les robots s’apportent-ils respectivement lorsqu’ils sont en interaction ? Quel changement de paradigme social cela implique-t-il ? Comment traduire en algorithmique la capacité d’équilibre d’un corps humain ? Sophie Sakka continue de chercher dans ce lieu que le roboticien Masahiro Mori nomme la « vallée de l’étrange ». / Cécile Faver