Rencontre avec un maître franc-maçon du Grand Orient de France, pour une visite guidée dans l’univers méconnu et souvent incompris des « enfants de la veuve », comme disent les francs-mac’. Voyage à mille lieues des clichés, des mythes et des complots faciles pour briller en société.

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L’agent d’accueil du siège du Grand Orient de France, à Paris, contrôle mon sac et me salue d’un « Bonjour mon frère« .

« Non », coupe mon guide du jour.

Ce guide – appelons-le Roger, prénom d’emprunt – est un haut dignitaire de l’obédience. Pour ce reportage, il m’ouvre les portes du GODF.

– « C’est un profane, poursuit-il, il m’accompagne.« 

Puis l’homme glisse à l’oreille de l’autre le mot de passe secret.

– « Ça fait un peu film d’espionnage, m’explique-t-il en souriant, mais nous devons nous protéger. La franc-maçonnerie attise les fantasmes, les théories du complot, etc. Mieux vaut rester discrets et en sécurité. Notre ancien Grand Maître s’était quand même fait attaquer au marteau par une schizophrène… Et en Italie, Salvini a interdit, il y a peu, l’entrée des francs-maçons dans le gouvernement, comme Mussolini en 1925. »

Lors d’un premier contact téléphonique, Roger m’avait rapidement parlé de l’organisation de la franc-maçonnerie française. À la manière du paysage politique, elle est divisée en deux blocs, deux grandes obédiences : le GODF plutôt social et laïc, et la Grande loge nationale de France (GLNF), plus libérale et catholique. Autour d’elles gravitent une myriade de petites obédiences, comme la Grande loge féminine ou le Droit humain.

Mais la véritable distinction entre les obédiences, c’est le choix entre philosophie et symbolique, me précise Roger en préambule de notre visite. C’est-à-dire le choix du rituel. « Vous comprendrez cela plus tard. »

Nous pénétrons un des temples du rez-de-chaussée. Un espace clair, moderne, en noir et blanc. Roger me montre du doigt l’œil dans le triangle, le soleil, la lune.

– « Les francs-maçons symbolistes disent : « Tout est symbole. » Ils font du symbole un guide pour leur vie au quotidien. » Leur rite est appelé « rite écossais ».

Nous prenons place sur les bancs – très inconfortables, il faut l’avouer.

« Par exemple, poursuit-il, les « Écossais » étudient la symbolique du maillet et du ciseau, qui servent à tailler la pierre. Beaucoup de nos symboles viennent du compagnonnage et des métiers des bâtisseurs de cathédrales. D’où le nom de « maçon ». Bref, le maillet frappe, mais s’il frappe trop fort, on casse la pierre, s’il est trop faible, ça ne fait rien. Il faut donc frapper fort, mais pas trop. Ce principe d’équilibre, de retenue, les symbolistes appliquent ensuite à leur vie de tous les jours. »

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Nous quittons le temple pour son voisin, totalement différent : plus sombre, sa décoration s’inspire de l’ancienne Égypte.

– « Ceux qui disent LA franc-maçonnerie n’ont rien compris, poursuit Roger. Il y a une immense diversité parmi nous. Par exemple, les loges philosophiques adoptent un autre rite, dit « rite français ». Ici, le symbole est secondaire. On traite plutôt des questions de société. Comme dans un think tank, sauf que l’on ne pond pas de « rapport » ou un « livre blanc » à la fin. »

« Alors à quoi cela sert-il ? », demandé-je.

– « À rien. À s’enrichir, à sortir du brouhaha de la vie, du métro, des infos, pour venir dans un lieu comme celui-ci, un peu hors du monde, et s’écouter penser. »

Nous sommes restés debout au centre, sur une dalle, sorte de damier de mosaïque noire et blanche, qu’il nomme « pavé mosaïque ». Il est déjà onze heures, et il m’invite à boire un apéro au « septième ciel », la cantine du Grand Orient, situé au… 7ème étage.

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Nous dégustons un verre sur la superbe terrasse panoramique ouverte. J’y admire le Sacré-Coeur, la Défense, Autour de nous, quelques vieux messieurs en costume, attablés à deux ou trois, boivent en discutant, l’air détendu. Certains nous croisent en lançant des « bonjour, mon frère », et Roger donne parfois trois bises à certains. Je lui fais alors remarquer que je dois être le plus jeune de l’étage (l’auteur de ces lignes a moins de 40 ans).

– « C’est vrai, constate-t-il. La moyenne d’âge au GO est de 50 ans, au moins ! Certains sites spécialisés élèvent même le compteur à 57 ou 58 ans. »

Je demande alors pourquoi la franc-maçonnerie n’intéresse pas les jeunes.

– « Les jeunes ambitieux n’ont plus besoin de nous ! Par le passé, la franc-maçonnerie était un lieu de pouvoir, car ceux qui la composaient étaient au pouvoir. Jules Ferry, Léon Bourgeois, Jean Zay. Mais aujourd’hui, même si Manuel Valls, Jean-Luc Mélenchon ou Gérard Colomb sont francs-maçons, ils ne viennent plus. Ils sont « en sommeil » comme on dit. Le pouvoir est ailleurs. »

– « La seule différence entre un club et la franc-maçonnerie, c’est la fraternité : je suis comme ton frère et tu es comme le mien… Que vaut un franc-maçon ? Un autre franc-maçon. Mais la fraternité a ses limites. Il y a une règle en maçonnerie, me dévoile Roger : ne jamais faire affaire avec un frère. »

Et Roger de me conter les mésaventures d’un « frangin » fiscaliste, submergé de coups de fil de frères poursuivis par les impôts, presque obligé, au nom de la fraternité, de donner des conseils gratuits, même le soir ou pendant les vacances.

– « Lui qui pensait gagner des clients en faisant de la franc-maçonnerie, maintenant, quand on lui demande quel est son métier, il répond : « Je suis un jeune retraité ! » »

Nous redescendons, car midi vient, et « Cadet (le quartier parisien, ndlr) va se remplir« . Roger m’ouvre quelques portes, derrières lesquelles de vastes et moins vastes temples se dévoilent. Certains sont de style Second Empire, pompeux et chargés, d’autres sont beaucoup plus sobres. Ils sont à l’image d’une franc-maçonnerie dont Roger me décrit toute la diversité.

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– « Prenons le cas du GADLU, le Grand architecte de l’univers. Certains y voient Dieu. D’autres le génie de l’Homme, d’autres la nature, et certains, laïcards, ne veulent même pas en entendre parler. C’est idem pour les femmes : des loges les acceptent, d’autres pas, d’autres sont exclusivement féminines. Mais tout ce petit monde vit en plus ou moins bonne harmonie. »

Alors que nous concluons notre rencontre par un tour du musée du GODF, Roger, se moquant de la collection de plats à barbe maçonnique en faïence, lâche :

– « Finalement, le seul secret de la franc-maçonnerie, c’est qu’il n’y en a pas. »

Il a pourtant, quelques minutes plus tôt, refusé de me décrire le déroulement d’une cérémonie, qu’ils nomment, dans leur jargon, « la tenue ».

– « Il n’y a rien de secret. Tout se trouve dans des livres, au rayon ésotérisme de la Fnac, m’a-t-il alors répondu.

En effet, j’y ai trouvé une dizaine d’ouvrages aux titres plus ou moins nébuleux, allant des Cahiers de vacances du franc-maçon aux Cinq points parfaits de la maîtrise ou La résurrection symbolique. Il me dissuade aussi de chercher à satisfaire ma curiosité sur le net, où l’on « ne trouve pas que des mensonges », et notamment le film Forces occultes, tourné durant l’Occupation par des collaborationnistes adeptes du complot judéo-maçonnique. Des théories qui hantent toujours les esprits, notamment dans les milieux d’extrême droite, comme le montre ce documentaire des réalisateurs Moreau et Cabouat, diffusé sur France 5 il y a maintenant 12 ans… et que l’on ne retrouve plus que sur des chaînes YouTube tenues par des militants proches du Front national.

Cependant, comme j’insiste, il se contente de répondre :

« Nous travaillions comme un cercle de réflexion : une personne fait un exposé, puis chacun peut prendre la parole. Sauf les apprentis – les novices – qui doivent apprendre à se taire et écouter. »

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« Notre seule différence avec le monde profane comme on dit, c’est notre méthode de travail. Tu vois un débat télévisé, où personne ne s’écoute et toute le monde s’invective ? Eh bien, pas de ça chez nous ! Notre rituel, notre méthode nous permet d’échanger paisiblement et en bonne intelligence. Et ça change tout. Ici, il n’y a plus d’ego, seulement des égaux. »

La formule est belle, mais lorsque je lui demande de me décrire cette méthode, il réplique :

« Ça ne s’explique pas, ça se vit. » Envisagerait-il de me recruter ? / Camille Andrade