Depuis cinq ans, ce mobil’home parcourt les rues du Sud de Paris et met sa douche au service des sans-abri. Un service essentiel pour les mal-logés, dont l’hygiène est une préoccupation quotidienne. Le temps d’une maraude, nous avons pris place à bord de ce vaisseau spécial, un espace itinérant de dignité.

les couvertures du Zéphyr

« Je dis souvent que la mobil’douche, c’est une grosse goûte d’eau chaude qui roule », sourit Jean-Pierre O’Biang. Ancien régisseur de théâtre, ce sexagénaire discret est au volant de la mobil’douche depuis 2014. À bord de ce camping-car Citroën des années 80, acheté sur Le Bon Coin, il sillonne inlassablement le Sud de Paris, à la rencontre de sans-abri. À l’arrière, ces derniers peuvent profiter d’un espace d’intimité, séparé par une cloison amovible : une banquette, un WC et une douche. De quoi se changer, se faire beau, souffler.

L’association a été fondée en 2012 par trois femmes, dont Ranzika Faïd, « orientale désorientée » comme elle aime à dire, chargée de mission au ministère du Travail. Elle qui a, dans son enfance, connut la rue, est restée engagée auprès des sans-domicile fixe. L’idée de la mobil’douche lui est venue un jour de 2009, à la lecture d’un sondage sur les priorités des mal-logés. En pôle position : l’hygiène. Elle met trois ans à réunir les fonds nécessaires pour acheter et aménager le Citroën, qui a distribué, depuis, près de 1 800 douches. Pendant deux ans, elle tourne seule ou accompagnée d’un bénévole, puis Jean-Pierre est embauché à temps partiel.

Un lieu de dignité

La mobil’douche se présente comme « un service d’hygiène mobile pour les SDF et les mal-logés ». À travers ce service, Ranzika veut rendre aux mal-logés un peu de leur dignité. En effet, comment rester digne et crédible devant un employeur ou même un passant si l’on n’est pas propre ? « La rue, explique Ranzika, c’est le corps d’un côté, la tête de l’autre. En sept jours, on oublie qui on est. Leur proposer les moyens de rester propres, ça leur permet de relier les deux. » Jean-Pierre confirme : « Quand la mobil’douche passe sur le lieu de vie (des SDF), ils commencent à ranger, parce qu’ils se sentent propres et savent que quelqu’un va venir. »
Lors des maraudes, les sans-abri sont toujours accueillis selon le même rituel : d’abord, un café. Puis, ils peuvent se laver, ou repartir avec des habits propres, un savon ou un kit de soins. « Chacun prend le temps dont il a besoin », répète le bénévole.

Autour de la table en formica du mobil’kome, assis sur les banquettes fatiguées, on discute. De tout et de rien, en anglais, en allemand ou en espagnol. D’égal à égal. Sans jamais juger. « Faut pas chercher à voir les raisons des gens », lâche Jean-Pierre, dont la patience semble infinie. « Ici, ils se sentent un peu comme à la maison. C’est un petit coin de chez eux dans la rue. » La preuve : même les animaux sont les bienvenus… « Enfin, ça dépend. Les éléphants, ils restent dehors », plaisante-t-il.

La grande pudeur des femmes

Le moteur chaud, nous débutons la maraude. Près d’un parc, la caravane croise la route d’une dame âgée, propre sur elle, affairée à fouiller les poubelles. Jean-Pierre se gare et va à sa rencontre. Finalement, elle refusera la douche, mais acceptera un kit de beauté pour femme, donné par une association.

___________________________________________________________________________

Ne ratez rien de l'actualité du Zéphyr

___________________________________________________________________________

« C’est gentil, mais vous ne l’avez pas avec une trousse rose ? », demande-t-elle. On voit beaucoup moins de femmes que d’hommes monter dans la mobil’douche. « Elles restent invisibles, constate Jean-Pierre. À Villemomble, en Seine-Saint-Denis, se souvient-il, dans une rue super classe, entre deux haies bien taillées, il y a une femme. Faut vraiment savoir qu’elle est là ! Elle est tellement discrète qu’elle disparaît dans le paysage, personne ne la voit. Une fois, poursuit-il, je vois une bourgeoise approcher, avec un grand manteau. Je me dis qu’elle va me faire un don. Eh bien non ! C’était quelqu’un qui n’avait rien. Une chambre de bonne, sans même un robinet d’eau. » Les femmes sont aussi plus méfiantes et pudiques. « Je me souviens d’une vieille dame qui ne voulait pas venir. Elle disait : « On ne sait pas c’qu’ils font avec les femmes à l’intérieur. » Et, un jour, elle a accepté de monter. Et elle est devenue notre meilleure ambassadrice dans la rue. »

Tragique succès

Récemment, la « flotte » mobil’douche s’est agrandie de deux véhicules plus récents, qui maraudent deux fois par semaine, dans les 13ème, 14ème et 15ème arrondissements de Paris, ainsi qu’à Vanves, Malakoff, Issy-les-Moulineaux et, depuis peu, à Boulogne-Billancourt. « Pas besoin de faire de pub, souligne Jean-Pierre. C’est moi qui dis si je serai là. Comme ça, si une personne a besoin de deux heures, on peut lui laisser deux heures. Sinon ça crée des attroupements. On fonctionne surtout avec le bouche-à-oreille. » Son étonnant succès, la mobil’douche le doit à la dégradation des services publics d’hygiène. La saleté, les vols, les agressions, ainsi que les horaires inadaptés et le manque d’accessibilité ont fait fuir les sans-abri des douches des foyers et des bains publics.

Un triste état des lieux qui ne touche pas que l’Île-de-France, mais s’étend jusqu’à Avignon, dont la maire, Cécile Helle, voulait construire des douches hors de la ville. Résultat : en pleine canicule, les SDF se lavaient dans les fontaines municipales. Dans l’urgence, le préfet a «  réquisitionné » la mobil’douche. À Boulogne, prés de Paris, ce sont les bains-douches publics, fermés pour « rénovation », qui ne rouvriront pas. Ici aussi, on a l’impression que l’association fait office de pansement sur une jambe de bois.

Des heures durant, le mobil’home tourne et s’arrête, près des places, des parcs et des lieux de vie connus des sans-abri. Personne. Sont-ils descendus dans le métro pour se protéger de la pluie ? Ont-ils été « expulsés du dehors » ?, selon l’expression de Jean-Pierre. « Beaucoup ne veulent pas être repérés, de peur d’être délogés par la police municipale. » Soudain, une fuite dans le plafond trempe le sol : de l’eau ruisselle par la trappe d’aération. « J’ai été cambriolé, laisse tomber Jean-Pierre, toujours aussi calme. C’était la troisième fois. Ils sont entrés par là. Ça devait être un enfant, je pense. Ils croient que c’est une caravane normale. Ils ne savent pas lire ce qu’il y a écrit dessus », soupire-t-il.

« On maraude, autour des parcs, des recoins, des lieux de vie connus des SDF »

Vers 17 heures, la caravane rejoint un pont, sous lequel s’est installé Jacques. Ce dernier nous attend à l’orée d’un bois avec son chariot à roulette qui ne le quitte jamais. « Asseyez-vous Monsieur Jacques, offre Jean-Pierre. Je vous fais un petit café ? » L’homme, très propre sur lui, va sur ses 70 ans. Il s’enfonce dans la banquette, avant de retirer l’étrange casque de roller et le pan de couverture de survie qui lui couvrent sa tête. « Je vais vous prendre deux sucres, demande-t-il. C’est pour faire des canards. » Tout en trempant son carré de sucre dans le café, Jacques révèle que « quand il y a du soleil, il y a trois immeubles qui renvoient la lumière, ça fait trop de radiations. Un vrai four solaire. C’est dommage, sinon ça serait tout à fait supportable. »

Jacques, visiblement électrosensible, vit là depuis quelques années sous une tente et deux bâches. « Avant, je campais dans le local technique sous le pont, se rappelle-t-il. Ils laissaient des portes ouvertes. Ça se passait bien avec les ouvriers. Puis il y a des roms qui se sont installés dans une autre partie, et ils ont tout cassé. Ils ont forcé des portes avec des pieds-de-biche. Alors, la mairie a tout fermé. Ils ont mis quatre portes blindées donc on peut plus accéder. » Depuis, il subit les rayons solaires renvoyés par les tours de verre environnantes. Puis, Jean-Pierre lui tend une chemise : « J’ai trouvé ce que vous vouliez : bleue avec une poche. » « Oh merveilleux, vous m’avez gâté ! », fait Jacques avant de passer sous la douche. À son retour, rasé de frais, il reçoit une paire de gants issue d’un surplus de l’armée.

« On attend un stock de bonnets », ajoute Jean-Pierre. « Je risque de vous solliciter !, confie Jacques. J’ai bien quelques anoraks, mais il y a peu de chances qu’on ne me les vole pas d’ici l’hiver. » Souriant, Jacques replace son kit anti-rayons sur la tête et s’en va. « Voila comment ça se passe la mobil’douche !, sourit Jean-Pierre, en redémarrant. On ne peut pas tout régler, mais on peut participer à de bons moments ! » / Jacques Tiberi