Selon la cheffe d’orchestre Chloé Dufresne, lauréate du Tremplin des jeunes cheffes de la Philharmonie de Paris en 2018, les mentalités évoluent trop lentement sur la féminisation de sa profession. Entretien-fleuve, en deux parties.

Vous en êtes à la seconde partie de l’entretien. Voir la première.

« Ce sont les hommes qui ont régné dans ce milieu depuis des générations »

Pour quelles raisons, d’après toi, la parité entre hommes et femmes a-t-elle tant tardé à venir et par quoi passerait, aujourd’hui, ce changement ? 

Pour moi, la raison principale est la suivante : ce sont les hommes qui ont régné dans ce milieu depuis des générations (notamment les directeurs d’opéras et tous ceux qui embauchent les chef.fe.s d’orchestre). Même avec toute la bonne volonté du monde, il est humain de se reconnaître dans ceux qui nous ressemblent et de s’identifier à eux. C’est pourquoi il est nécessaire, d’une part, que des femmes puissent accéder à ces fonctions et, d’autre part, d’engager un travail d’ouverture d’esprit, de faire l’effort d’aller un peu vers l’inconnu, vers des profils vers qui on irait moins volontiers au premier abord, sans quoi les choses ne changeront pas.

Je crois qu’aujourd’hui, les institutions l’ont bien compris. Une initiative comme celle du concours La Maestra (voir la première partie) permet de montrer qu’il y a d’autres possibles. 

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Les pays nordiques ont une réputation de leaders internationaux sur le plan de l’égalité entre les sexes, mais dans ton parcours à Helsinki tu as eu malgré tout beaucoup de formateurs hommes…

Durant des années, un bon nombre de femmes n’ont pas obtenu l’expérience suffisante pour devenir professeure, faute d’avoir pu réaliser leur parcours sans entraves à cause de leur genre. Or, pour être contacté.e en tant que professeur.e, il faut avoir une certaine expérience. Voilà pourquoi on a beaucoup d’hommes qui enseignent la direction d’orchestre. Malgré tout, j’ai pour ma part participé à des masterclass avec un bon nombre de femmes (Ariane Matiakh, Anna-Maria Helsing, Eva Ollikainen, Susanna Mälkki, cheffe finlandaise et ex-directrice de l’Ensemble intercontemporain de 2006 à 2013), et, en Finlande, sans doute plus qu’ailleurs…

Quand on voit la montée en notoriété de figures féminines dans la direction d’orchestre telles que Laurence Equilbey ou  Alondra de la Para, pour ne citer qu’elles, l’intégration durable des femmes dans ce métier a l’air bien engagée. Mais est-ce si vrai ?

L’évolution de la présence des femmes dans la direction d’orchestre au cours de ces dernières années est indéniable. Cependant, s’il est facile pour les femmes d’accéder aux études, les choses se corsent au moment d’accéder au milieu professionnel, c’est-à-dire lorsque l’on commence vraiment à diriger des orchestres de professionnels, à avoir des postes permanents, à devoir obtenir la confiance du milieu pour des événements qui demandent plus de responsabilité et qui, de fait, représentent une réelle charge sur nos épaules. 

« Certains s’interrogent: ‘Est-ce que cette personne est capable de diriger 120 musiciens et de supporter toute cette pression ?' »

Quand on est étudiant.e, les profs ou les jurys se moquent un peu, qu’on réussisse ou pas : ils ne voient pas en nous un enjeu. En revanche, lorsqu’on arrive dans le milieu professionnel, la question qui se pose pour le directeur de maison ou pour la personne qui va nous embaucher est la suivante : « Est-ce que cette personne est capable de diriger 120 musiciens et de supporter toute cette pression ? » Et c’est là où il devient plus difficile de s’imposer dans le milieu professionnel en tant que femme. 

« On m’embauche aussi parce que je suis une femme »

De plus en plus de gens en prennent conscience, et ouvrent un peu leurs esprits en bridant leur tendance spontanée à se dire : « Pour un gros projet, je vais davantage faire confiance à un jeune homme qu’une jeune femme. » C’est que, dans l’inconscient collectif, on se dit qu’un homme est plus à même de supporter la pression qu’une femme. Je crois que c’est en train de changer. Je pense du moins que les personnes décisionnaires se disent davantage : « Détournons-nous de nos carcans, et déconstruisons nos préconçus pour faire confiance (en l’occurrence) aux femmes. » 

Mais il reste encore du chemin à parcourir en ce sens, car je suis consciente que, pour certains contrats, on m’embauche aussi parce que je suis une femme et parce qu’en ce moment, « ça fait bien » pour les institutions. Se sentir légitime dans ce contexte n’est pas toujours évident.

Ayant conscience du fait que je sois une femme et que cela soit devenu un « bonus » valorisant pour les institutions, j’espère que l’on m’embauche toujours, aussi et surtout pour mes qualités musicales. C’est vraiment là, dans cette idée de bonus, que se trouve le point noir.

Alors certes, pour le moment, c’est plutôt valorisant pour moi, et ça me donne du travail, donc tant mieux ! [Rires]. Mais j’ai tout de même vraiment hâte de voir arriver le jour où personne ne se posera plus la question du genre et que ce dernier ne soit en réalité même plus un concept social.

Est-ce que le fait d’être une femme a pu être une sorte de frein ou cela t’a-t-il au contraire amené des facilités ? 

Ça n’a jamais été un frein pour moi. Déjà, étant petite, quand je chantais à l’opéra de Montpellier, j’avais une cheffe de chœur qui était une femme. Bien sûr, dans la direction de chœur, il y a plus de femmes, c’est un fait. Mais ça a été un modèle pour moi en grandissant, et ça ne m’a donc jamais traversé l’esprit que ce métier puisse m’être « interdit ». 

Dans ma vision des choses, il n’y avait aucun problème à ce que je sois une femme pour exercer ce métier, et tout s’est fait de manière totalement naturelle. Est-ce que ça aurait été le cas si je n’avais pas eu ce modèle-là ? Je ne sais pas. Mais en tous cas, je ne me suis jamais posé la question du genre : c’est plutôt les autres qui me l’ont posée ! C’est les autres qui me font remarquer mon genre, y compris de manière bienveillante (ce que j’évoquais par rapport aux commentaires des publics tout à l’heure).

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Comment pourrais-tu comparer les rapports que tu as entretenus avec hommes et femmes dans ton parcours de formation ? Penses-tu que le genre de tes formateurs a eu une influence sur ton apprentissage ? 

Les rapports de tout un chacun avec l’autre sexe restent quelque chose de très personnel. À mon sens,  la question est ici bien plus celle de la personnalité, que celle du genre. Je me suis très bien entendue avec certaines femmes, et moins avec d’autres.  Je disais précédemment qu’on se projette plus facilement en quelqu’un qui nous ressemble : en ce qui me concerne, quand une femme venait nous donner cours, cela créait peut-être au premier abord les conditions d’une plus grande affinité, et donc une plus grande envie de rapprochement, de sororité.

Crédit: Capucine de Chocqueuse

Cela m’a permis aussi de poser certaines questions spécifiques que je me posais par rapport aux situations que j’ai pu rencontrer en tant que femme. Avoir le même genre crée une proximité, car nous sommes dans un contexte où nous sommes encore en minorité dans la profession. Mais il y a des hommes avec qui je me suis sentie très bien, et même parfois plus proche qu’avec certaines femmes. Je pense vraiment que c’est finalement plus une histoire de proximité d’âme. / Propos recueillis par Constance Rumé

Vous avez lu la seconde partie de cet entretien. Retrouvez la première

Son actualité – Vous pourrez retrouver Chloé Dufresne aux côtés d’une autre jeune cheffe d’orchestre, Nil Venditti, dans un film documentaire, Répétition, réalisé par Colombe Rubini, qui est à paraître au début de ce mois de mars. “Avec Répétitions, dit-elle, je souhaite filmer l’exploration des premières étapes de vie d’une cheffe, la rencontre avec des orchestres professionnels, l’adrénaline du spectacle et la découverte d’un quotidien solitaire sans cadre fixe ni stabilité.” Enfin, comptant parmi les 24 candidats sélectionnés sur les 612 en lice, Chloé s’est offert une remarquable entrée au concours de direction Malko qui se déroulera du 7 au 12 juin 2021 à Copenhague. Elle sera pour l’occasion à la tête du Danish National Symphony Orchestra. Pour suivre l’actualité de Chloé Dufresne, vous pouvez vous connecter sur son site internet