FICTON – Divin chauve, homme chat, les surnoms ne manquent pas pour ponctuer la légende d’Igor Pregoun, petit bonhomme venu des steppes et reparti en héros du football.
À Marseille comme partout en France, le 12 juillet est une date à part, une date qui se raconte et qui se transmet depuis un soir de 1998 où le destin d’une poignée d’hommes a basculé vers le sublime. Au cœur de la cité phocéenne, l’un d’eux a particulièrement marqué les esprits. Son nom : Igor Pregoun. Un portrait à la lisière du foot et du fantasme.
Coincé entre l’avenue Gengis Khan et les contreforts de l’Himalaya, le stade national d’Oulan Bator laisse planer son ombre parmi les yourtes et les baraques en taule rouillée. Construit au beau milieu des années 1950 dans le plus pur style du nouveau réalisme soviétique, l’édifice tranche. Il accueille des fêtes traditionnelles mongoles et réunit le plus souvent possible des matchs du championnat de football local. Blotti dans un épais manteau, une casquette de titi parisien solidement vissée sur son crâne chauve, un homme regarde les vingt-deux acteurs du derby de la capitale.
Ce jour-là, l’Erchim reçoit le Khoromkhon, le rival de toujours. Autour du petit homme, des badauds agitent les bras, encouragent par intermittence, tandis qu’une attaque s’organise face à la tribune principale. Deux jeunes s’attardent un instant à la hauteur du petit homme, le dévisagent un instant, semblent discuter et, finalement, viennent le saluer chaleureusement : « Bonjour Monsieur Pregoun, quel honneur de vous voir ici. » Une marque d’affection à laquelle l’ancien portier a répondu avec un grand sourire.
Retour triomphal
Prenant le temps de parler avec ses fans, décryptant une option tactique ou un fait de jeu, l’homme ne boude pas son plaisir même s’il se défend de cultiver sa légende. Malgré une retraite sportive prise en 2012 après triplé historique (championnat, coupe et super coupe), l’homme est toujours considéré comme le plus grand. Cette année-là, le Gengis Khan du ballon rond, comme l’appelaient ses adeptes, avait mené les siens vers les sommets en gardant sa cage inviolée plus de 15 matchs de suite.
A son retour de Marseille, en décembre 1998, le gardien de but a été accueilli en héros. Même d’origine russe, c’était bel et bien un joueur mongol qui s’était illustré dans une compétition européenne. Bien sûr, la distance et le prisme déformant des médias locaux avaient empêché au public de se rendre compte de la vraie dimension de la Mondialette (voir ci-dessous l’encadré).
Aux yeux de tous, Igor venait de remporter la Ligue des Champions. Des émissions de radio, des spots TV et des journaux en pagaille lui ont été dédiés. Igor était une star. C’était la star, celle des fans d’Erchim, des habitants d’Oulan Bator et de tous les laissés pour compte de ce pays pris entre ces deux super puissances que sont la Fédération de Russie et la République populaire de Chine. Alors directeur du plus grand hôtel de la capitale, Sükhbaataryn Batbold l’avait même accueilli dans son établissement.
Désormais Premier ministre, Batbold garde une grande proximité avec Pregoun, et les deux hommes se retrouvent régulièrement pour discuter de football et de politique locale. L’un se remémore les grandes heures de sa carrière, tandis que l’autre enchaîne sur les idées qu’il souhaite mettre en place pour l’avenir de ses concitoyens. « Vous savez, Sükhbaataryn est un véritable ami pour moi. Nous avons partagé beaucoup de bons et de mauvais moments et, jamais, il ne m’a laissé tomber », assure Pregoun.
Noyé dans un verre d’eau de feu
La mi-temps est sifflée alors qu’aucune des deux équipes n’a réussi à prendre l’avantage. Profitant de la pause et de l’arrivée de la fanfare dans le rond central, Pregoun s’éclipse un instant vers la buvette pour de désaltérer. Jus de fruits en main, il retrouve quelques amis et poursuit une conversation qui semble avoir débuté il y a des siècles. Il leur explique une énième fois la manière dont il a repoussé une frappe sur un coup franc particulièrement dangereux. C’était en juin 2008 lors d’une rencontre importante. « Ce jour-là, je n’étais pas totalement moi-même », dit-il en souriant. Autour de lui, tout le monde aura compris l’allusion destinée à ses visiteurs venus de France.
Depuis tout jeune, Igor boit. Il boit tout ce qui peut lui tomber sous la main. Et en tant que gardien de but, le bougre a la main ferme. En France, le Russe a découvert l’anisette et dont il emplissait la gourde qui le suivait à chaque match. Certains pensaient que cet apéritif typiquement méditerranéen lui conférait des pouvoirs surhumains, mais la finale de la Mondialette a, comme chacun sait, prouvé le contraire.
Ses amis les plus proches s’amusaient de la situation. Présents à la buvette du stade, certains se rappellent cette époque de beuveries perpétuelles : « Pour Igor, l’alcool n’était pas un refuge. Non… C’était une résidence secondaire », déclare Piotr en se marrant. 47 ans, les joues cramoisies (sans doute à cause du froid), le chaudronnier est l’un de ses plus vieux acolytes. Ils se sont connus à l’adolescence, alors qu’Igor était encore un jeune espoir du football russe et ne se sont jamais perdus de vue.
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La voix du grand Kahn
Les mauvais moments dont Igor parlait en évoquant son amitié avec le maire d’Oulan Bator ont été nombreux. Happé par le star system local, un petit producteur le convainc de prêter sa voix pour un disque prétexte. Si sa reprise de I will survive en mongol s’est écoulée à près d’un million d’exemplaires, c’est un tee-shirt qui a fait sa fortune. Un matin de janvier 1999, alors qu’il émergeait d’une cuite monumentale, un industriel spécialisé dans le textile l’a appelé directement chez lui.
Il voulait créer une ligne de tee-shirts à son image et lui verser, bien entendu, de royalties très alléchants. La devise Bömbögiig damjuulaarai (Passe ton ballon dans la langue locale) a été déclinée à toutes les sauces et sous toutes les couleurs. Plus qu’un slogan, c’est devenu, durant quelques mois, l’équivalent d’un Just do it, un véritable message adressé à la jeunesse. Mais très vite, la richesse et le luxe ont fini de lui retourner la tête.
De beuverie en soirées de débauches… la seule ligne blanche que l’ancien prince du stade pouvait encore voir sortait d’un petit sachet blanc. « J’ai cru que j’allais mourir à cette époque. J’aurais vraiment pu y rester. A plusieurs reprises, j’ai bien failli faire des overdoses. Et un jour… » À cet instant, Igor s’interrompt, gratte son crâne tanné par le soleil des steppes en relevant sa casquette et reprend son récit.
« Un jour, j’ai entendu la voix du grand Kahn. Pas Gengis, comme certains l’ont cru en me retrouvant à moitié nu dans les rues de la ville. C’était Oliver Kahn qui était venu me voir dans mon délire. Il était venu me demander de me reprendre. Je me souviens encore de ses mots. Il répétait sans cesse : “Arrête de picoler Igor, le pays compte sur toi !” » Après cette expérience mystique, comme il la décrit, il a effectivement décidé de tout arrêter. L’alcool, la drogue, les femmes, la chanson… Tout, absolument tout.
« Ce que fait Igor aujourd’hui ne m’étonne pas du tout. C’est un mec formidable, un guerrier. Comme le grand Kahn », assure Piotr en lui tapant vigoureusement sur l’épaule. Surpris par la vigueur du geste, Pregoun semble trébucher un instant. Après plusieurs cures de désintoxication et quelques saisons ratées, le gardien a repris le chemin de l’entraînement. Engagé par le club d’Erchim au printemps 2001, il remplace Chuluun Naranbaatar en tant que titulaire et emmène son équipe jusqu’au titre l’année suivante.
Trois autres titres nationaux suivront en 2007, 2008 et 2012, lorsqu’il décide à la surprise générale de prendre sa retraite. A près de 40 ans, son organisme commence à lui faire défaut. Sans doute ses années d’errements auront amoindri ses capacités physiques… mais ce n’est pas tout. Igor se destine à autre chose. « Courir après un ballon, ça fait sans doute rêver les jeunes. Mais ils ont besoin de choses plus concrètes. Ils ont besoin d’espoir et vigilance », dit-il à l’assemblée.
Dès 2013, il crée la fondation Igor Pregoun contre les ravages de l’alcoolisme et part en tournée dans tout le pays pour aller à la rencontre des jeunes en situation de dépendance. Soutenu mollement par le gouvernement qui voit dans cette initiative la preuve flagrante de ses propres carences en la matière, il finance des programmes, alerte les médias, obtient le ralliement de stars internationales comme l’Anglais Paul Gascoigne. Invité lors d’une réunion, le Brésilien Edmilson s’était longuement confié à Igor. « Un jour, Edi m’avait dit qu’il buvait beaucoup le week-end et avait précisé que sans Dieu et le football, il serait sans doute mort. »
La Mondialette
Fort d’un nouvel objectif, Igor Pregoun regarde vers l’avenir… Mais tout de même. Qu’a-t-il bien pu conserver de cette belle époque où, du haut de son mètre cinquante-six, il avait régné durant un été sur la ville de Marseille avec les membres de l’Espoir Club Borretti ? Vingt ans après les faits, il n’a rien oublié. Il se souvient de l’amitié qui unissait les membres de l’équipe, de la barrière de la langue et des fous rires provoqués par les inévitables quiproquos, des accrochages et de la chaleur de la Provence.
Mais ce dont il se souvient en premier, c’est du discours de Gaston Borretti, le coach, quelques minutes avant la grande finale de la Mondialette. « Ce jour-là, Gaston avait assez mal dormi et il était vraiment remonté. Il était venu me voir tout spécialement. Il savait que je lorgnais sur une demoiselle et que ça me déconcentrait. Il s’est penché au dessus de moi, a posé sa main sur mon épaule et m’a tout simplement dit : “Fils, ce que tu vas faire aujourd’hui, tu l’emporteras avec toi jusqu’en Mongolie.” Et j’ai compris ce qu’il fallait faire », indique-t-il.
Cette victoire, si symbolique fût-elle, a porté au firmament une poignée d’amateurs, tous épris de leur sport et de ses légendes. Elle a également permis de sauver le club fondé par Gaston Borretti il y a plusieurs décennies. La municipalité de Marseille avait, comme chacun sait, menacé la structure associative de dissolution et la victoire lors de la Mondialette avait été vécue comme une démonstration de force par le premier édile de la commune.
Un verre échangé en bonne compagnie, le temps de reprendre le chemin des tribunes est arrivé. En repartant de là, un gamin haut comme trois pommes tire Igor par la manche en lui tendant une étoffe orange usée jusqu’à la trame. C’est un vieux maillot de foot qui a sans doute arpenté tous les terrains vagues de la capitale. Son propriétaire l’exhibe fièrement et, en le dépliant, l’ancien gardien y découvre un sigle : ECB. Comme l’avait dit Gaston, Igor avait emporté ses faits d’armes jusqu’à Oulan Bator. / Jérémy Felkowski
Les “Collègues”
Sorti en salles en février 1999, Les Collègues a marqué une génération de cinéphiles (à Marseille et dans les environs de l’étang de Berre). Autour de Joël et Albert Cantona, un casting de comédiens talentueux a offert à la France post-Mondial 98 une certaine vision du football, un football aux antipodes du marchandising et du rouleau compresseur de la FIFA qui permet aux amateurs de s’exprimer et de rêver.
Un film pour prouver que l’essence du football ne réside ni dans les vestiaires des grands clubs ni dans les bureaux des instances internationales, mais sur les terrains poussiéreux de la Rose, de la Castellane, dans les favelas de Rio, les quartiers de Montevideo et les étendues désertiques de la Mongolie.
Personnage emblématique de l’épopée brillamment imaginée par Philippe Dajoux, Igor Pregoun symbolise tout ce qu’est Marseille : une terre de passage, d’accueil, de création et de folie. Une terre généreuse qui marque à jamais celles et ceux qui foulent son sol pour la première fois. Igor méritait bien que la rédaction lui consacre un portrait à la lisière du football et du fantasme.