La BD est encore dépréciée, les illustrateurs galèrent, pourtant Madd est parvenu à faire son trou. Le rêve du dessinateur ? Réaliser et signer un premier album.

les couvertures du Zéphyr

Madd a pris un peu d’avance pour se pointer au rendez-vous, fixé dans un bar du nord parisien. Quand j’arrive, je l’aperçois sur la terrasse. Il a déjà commandé un verre et lit sur sa tablette. J’imagine bien ce dessinateur ou illustrateur – c’est selon – sortir le plus possible de chez lui pour avancer sur ces projets professionnels. “Indépendant”, il a sans doute besoin de quitter, de temps en temps, son bureau et son logement pour humer l’air, rencontrer du monde. Mon intuition sera la bonne.

Madd s’arrête souvent dans le café qu’a ouvert sa compagne dans le 18e arrondissement de Paris pour travailler. Il a aussi essayé le concept du “bureau chez l’habitant”, le principe étant de se rendre chez des gens qui ouvrent leur porte à des freelances en quête de toit et de vie sociale. « Je me souviens, je faisais rire avec mes grandes pochettes vertes. » Or, cela lui permettait d’entamer une discussion sur son métier, ses contrats.

“J’en ai marre des salades au chèvre”

Le dernier en date, justement, lors de notre premier échange en juin 2018, concerne une BD paru sur Instagram, Manger vers le futur, pour lequel il a défini la charte graphique, créer le code couleur et fait le design des personnages. Pendant un mois, en juin dernier, paraissait un épisode composé de quelques planches. L’idée : parler régime végétarien et condition animale, via l’histoire de quatre potes qui se retrouvent chaque année à un dîner. Pour Madd, cela a été une “riche expérience”, d’autant qu’il est devenu végétarien il y a sept ans.

Végétarien, et non végan. Du moins, pas encore. « Je mange du fromage, mais pas de lait. Je fais attention aux œufs que j’achète », précise-t-il, ravi de constater que la société évolue sur ces sujets-là, et notamment sur la manière dont est produite la viande. « Les restaurants proposent de plus en plus de plats végétariens, mais ce n’est pas encore totalement adapté, les légumes sont souvent encore perçus comme de simples accompagnements de la viande et du poisson. Cela m’arrive de sortir de table en ayant un peu faim. Pendant longtemps, j’ai pris des salades de chèvre, je n’en peux plus », sourit-il, tout en gardant espoir, vu l’évolution des mentalités.

Imaginer Superman en superwoman

Son métier, aussi, évolue, et les bédéistes s’adaptent aux nouveaux médiums, comme Instagram, où de « belles choses » ont pu être publiées. « Je pense notamment à un projet visant à critiquer la représentation des femmes et des hommes dans les comics. On dessine les premières avec de gros seins, des décolletés très plongeants, elles sont cambrées, et les hommes sont souvent en position guerrière. On inverse les codes pour ridiculiser les poses des uns et des autres. Il faut imaginer Superman en Wonderwoman », rigole Mamoud, de son vrai prénom, avant de citer également Le projet crocodiles, qui veut lutter contre le harcèlement de rue sur Tumblr.

Madd me parle avec gourmandise de son métier, pourtant “encore assez déprécié”, selon lui. En tout cas, par rapport aux auteurs de romans. « Je le sens beaucoup quand je vais dans des salons du livre« , glisse-t-il. Or, pour Madd, la bande dessinée présente un avantage par rapport au roman, qui, par définition, ne met pas le graphisme en avant. “On va plus loin que raconter une histoire. Avec une BD, un auteur essaye de faire ressentir des choses par l’image”, estime Madd, précisant : “On apporte aussi plus de soin à une BD qu’à un livre de poche pas cher. Ce sont presque des objets d’art, on les garde, on les collectionne.

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La jacket du déclic

Lui, le dessin, il a commencé tout petit. Il se souvient qu’il recopiait les dessins de Dragon Ball Z. “Je ne lisais pas trop de BD à ce moment, plutôt des mangas.” Tous les enfants sont nombreux à gribouiller sur leur cahier ; à un moment donné, certains finissent par arrêter. Pas lui… Celui qu’on ne nomme pas encore Madd s’inscrit dans une seconde ‘art plastique’ pour suivre sa passion au lycée. “Mais on me fait rapidement comprendre que le dessin n’est pas fait pour moi.” Du coup, il bifurque en filière économique.

Le dessin, c’est son truc, mais il ne visualise pas encore la profession de ses rêves. Alors, après le bac, on essaie de l’orienter vers le dessin industriel, sans succès. Une pause s’impose, le natif de Bourgogne range un temps les crayons et s’inscrit dans une fac de droit, à Troyes. Or, au bout de deux ans, ça lui suffit, il a besoin de sous. Il bosse, et se remet à gribouiller sur un bout de papier. Avec un but précis, cette fois : “J’avais un pote qui sortait un CD, il m’a demandé de dessiner une jacket.” Il n’est pas très content du résultat, mais c’est le déclic. Voilà, il a trouvé comment il veut gagner sa vie. Il entre en fac d’art plastique, puis monte à Paris.

madd art

Sur un malentendu

Le jeune homme intègre des collectifs de dessinateurs et se met au travail, co-publie des fanzines. “On auto-éditait des BD, financées par la fac, et on les vendait dans des festivals comme Angoulême ou Saint-Malo. C’était bénévole, amateur, mais sérieux.” Il devient Madd, ouvre un blog pour raconter ses anecdotes quotidiennes et n’oublie pas les festivals pour rencontrer les éditeurs. Au culot ! On ne sait jamais, sur un malentendu, certains peuvent aimer son book. Et ça peut déboucher sur la signature de contrats… Bingo, un premier projet est signé (Break). Puis un autre, et un autre. Et les années passent.

Aujourd’hui, je réponds aux commandes qui me plaisent. Une BD, c’est un an de travail (4 mois au minimum selon l’exigence du dessin). J’ai fait par exemple les Pourquoi de Philippe Vandel. J’ai dit oui car cela me faisait penser aux magazines de culture G, que je lisais gamin.” Quand il est “sérieux”, Madd planche une journée entière. “Mais on est payé au rendu et pas à l’heure”, sourit le bédéiste.

 

Certains dessinateurs galèrent

Il essaye de varier les commandes pour ne pas s’ennuyer. Des projets longs (des albums etc.), des projets cours (des petites planches dans des revues spécialisées, des illustrations de jacket etc.). En principe, il fait en sorte d’en avoir deux en même temps pour qu’il n’y ait pas de trop longs trous entre deux contrats. Parfois, il planche en groupe : “Travailler en binôme, c’est mettre en dessin un scénario imaginé par deux auteurs. Pas facile, car il faut parvenir à un consensus. Chacun lutte pour ses idées… » Madd sourit. Il en vient au plus jouissif : les projets personnels sur lesquels il bosse dès qu’il peut. Son rêve de gosse ? Sortir sa première bande dessinée. Le Graal. Le projet n’a pu encore voir le jour.

Mais cela viendra, rien ne presse pour ce garçon de 37 ans, il a déjà beaucoup. “Contrairement à certains qui galèrent, y compris des personnes très talentueuses, j’arrive à vivre du dessin. J’ai de la chance, car j’y arrive aussi grâce au réseau des copains. Les dessinateurs se connaissent, s’échangent des commandes, des bons plans.

Un petit milieu

Un échange de bons procédés entre dessinateurs qui est le bienvenu : « C’est un petit milieu. On est en gros 3 000 auteurs en France. Mais on est de plus en plus nombreux depuis les années 90. Et le gros problème, c’est que certains acceptent des tarifs très bas. Conséquence, poursuit Madd, en colère, mais calme, on nous propose des tarifs au rabais… » Je sens que le sujet est touchy. “Il faut refuser ce genre d’offre !”, insiste le garçon.

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Il est en colère. Pour parler d’autre chose, je le questionne sur les cours qu’il donne. Il mène des ateliers d’initiation au dessin. Aux jeunes, aux adultes. « Ça, c’est cool… J’aime bien. Avec les enfants, c’est simple : tous prennent facilement une feuille et un crayon pour délirer. Les adultes, ce n’est pas pareil, me dit-il. C’est plus compliqué, alors je prends des planches, et efface les dialogues. Ils doivent remplir les trous. Cela les amuse… » Transmettre ce qu’il apprend au jour le jour lui plaît. Madd est (à nouveau) détendu. Comme quand je l’ai aperçu sur la terrasse en arrivant. / Philippe Lesaffre