Dans cette crèche parisienne, les tout petits apprennent à s’exprimer grâce aux signes, avant de savoir parler.

Le petit pot de compote est vide. « Hin, Hin », pépie Camille, 20 mois, tapant son index gauche contre la paume de sa main droite. « Tu en veux encore ? » demande l’assistante maternelle. Hochement affirmatif de la tête blonde et sourires des deux côtés. Depuis deux ans, nounous et chérubins de la crèche Erlanger, dans le XVIème arrondissement de Paris, échangent avec les mains. Cette « communication gestuelle », inspirée de la langue des signes, a transformé le quotidien des assistantes maternelles, comme des familles, dont les enfants ont appris à dire avant de savoir parler.
Ce qui n’était qu’un projet local, voilà trois ans, est aujourd’hui un projet pédagogique clé du groupe La Maison Bleue, qui gère la crèche. Intitulé « parle à 2 mains », ce programme est désormais en place dans tous les établissements du groupe, où une auxiliaire de puériculture reçoit une formation spécialisée.

Une grande émulation

Ici, près d’une dizaine de mots sont associés à un signe : encore, manger, peur, triste, doudou, interdit, dodo. Les éducateurs ont adapté la langue des signes française à la morphologie et aux capacités physiques de l’enfant. Et, à chaque nouvelle série de mots apprise, la crèche invite les parents à participer à un atelier « café-parents », le matin ou le soir. « Cela crée une grande émulation », confie Jessica, assistante maternelle de la crèche Erlanger. « Quand les enfants découvrent qu’ils peuvent se faire comprendre autrement que par des pleurs, des cris ou des babillages – difficiles à interpréter – ça diminue leur frustration et change leur relation avec les adultes. Du coup, ils ont davantage confiance en eux et encore plus envie de communiquer. »

Côté parents, Laura, mère d’Andréas, 1 an et demi, raconte : « Lors d’une sortie en forêt, il a signé « eau » quand il avait soif, « peur » quand il est tombé et « dodo » quand il était fatigué. Au fur et à mesure, mots et gestes se complètent. Il a aussi réinterprété le signe « non » à sa manière : il fait mine de battre des ailes avec les mains. Il n’a pratiquement pas chouiné de la journée

Des parents emballés

Avec la langue des signes, « le lien entre le parent et l’enfant est plus intense et privilégié, explique Jessica, car on parvient à dialoguer. » Et d’évoquer le souvenir d’un père qui ne parlait pas à son enfant, croyant qu’il ne comprenait pas. « Désormais, grâce à la langue des signes, ils parviennent à interagir et le regard du papa sur son enfant a changé. » Moins de frustration, plus de confiance en soi, stimulation cognitive… la communication gestuelle a tout pour emballer les parents. D’autant plus que ses bienfaits sont confirmés par de nombreuses études, publiées depuis à la fin des années 1990 et la parution du best-seller Sign with your baby de l’Américain Joseph Garcia. Une méthode adoptée, outre-Atlantique, par près de six crèches américaines sur dix, selon l’association Baby Sign Language. En France, son succès est tel que l’association Signe avec moi – qui forme les assistantes maternelles de La Maison Bleue – manque de formateurs pour faire face aux demandes, selon sa présidente Dominique Carpe, interviewée par Le Monde. Autre signe de l’engouement suscité par la méthode : le livre  Signe avec moi, de Nathanaëlle Bouhier-Charles et de Monica Companys (édition Monica Companys) s’est vendu à plus de 30 000 exemplaires.

Ni mode, ni chimère

« Au début, les parents ont craint que ça ralentisse l’apparition du langage chez leur enfant », pondère Jessica, avant d’ajouter : « Mais, au contraire, ça le développe beaucoup plus vite, car ça leur donne confiance. » À l’instar d’autres pédagogies alternatives et innovantes d’éducation des tout petits (comme les méthodes Dolto et Loczy) le débarquement de la « communication gestuelle » depuis les États-Unis a suscité des réticences.

Rapidement, l’absence d’étude réalisée en France a laissé place à des craintes de retard dans l’apprentissage du langage ou le risque d’exclusion d’enfants qui ne s’exprimeraient plus comme les autres. Sans parler de l’image négative liée au handicap, auquel la langue des signes est associée. Certains y ont aussi vu une nouvelle lubie pour parents trop pressés de faire de leurs enfants des surdoués. Pourtant, « les enfants parlent naturellement avec des signes : ils applaudissent, montrent du doigt, font « au revoir » de la main », explique Jessica, précisant que, lorsqu’ils parlent ou signent, « ce sont les mêmes zones du cerveau qui travaillent ».

Ainsi, comme le quatre-pattes, le geste/signe est une étape naturelle du développement de l’enfant. « Avec les signes, l’enfant devient plus vite sujet de sa parole », résume la psychanalyste Nicole Farges, de l’Institut national des jeunes sourds de Paris. Apprendre le langage des signes à un enfant de 8 mois n’a donc rien d’une sur-stimulation prématuré. Au contraire, il « encourage les échanges entre l’enfant et l’adulte », précise Pierre Salesne, directeur pédagogique de La Maison Bleue. Un temps de partage avec l’adulte qui renforce la relation de confiance. « Je ne vois pas comment cela irait à l’encontre d’un développement naturel de l’enfant », tranche Nicole Farges. Surtout, les signes permettent aux bambins d’exprimer les émotions qu’ils ont souvent du mal à contrôler.

Pour Nicole Farges, c’est « un plus, une richesse, pas une fermeture ». « En travaillant sur les émotions, ajoute Jessica, les parents ont pu comprendre combien leurs enfants étaient sensibles et émotifs, même avant l’âge d’un an. » Et de conclure : « Comme cela, on fait parler le corps, mais aussi le cœur. »/ Jacques Tibéri