À la fois musicien et entrepreneur, le quadra Pascal Joguet ne choisit pas. Geek avant-gardiste, il commercialise le Joué, un instrument durable pour les musiciens de studio et du samedi soir.

les couvertures du Zéphyr

De loin, au fond de la salle, au milieu du public, on distingue à peine l’objet, on devine une planche en bois pas plus épaisse qu’un smartphone dernier cri. Un homme manipule l’instrument, modulable, du bout des doigts. Pianiste de formation, Pascal Joguet caresse le jouet qu’il a inventé. Il croise les mains, appuie sur des touches en silicone pour générer des sons et des notes de musique électronique. Quelques minutes plus tard, sur la scène du festival de l’innovation de la Nouvelle-Aquitaine (Novaq), l’antre des startupers et des geeks, il parle de son bébé comme d’« un instrument digital, moderne, innovant, facile à utiliser ». Assez pour susciter ma curiosité. Je prends contact avec le musicien-slash-inventeur.

« Comment j’ai eu l’idée ? Cela m’est venu une nuit, me répond-il une heure après sa performance. Je fonctionne par fulgurance, précise celui qui a créé une petite entreprise bordelaise, avec deux autres personnes, pour supporter le projet Joué, commercialisé depuis sa sortie en mars 2018.

Daft Punk est séduit

Seulement voilà, Pascal Joguet ne veut pas reproduire les erreurs du passé. Dans une autre vie, ce garçon, ingénieux, futuriste, avait mis au point le premier écran tactile multipoints de l’Histoire – le Lémur multitouch. Et ce, bien avant l’arrivée, en 2007, de l’iPhone, le fameux joujou de Steve Jobs. Mais son invention, il n’a pas su la maîtriser. L’avènement de l’ère Google, Samsung et Apple l’a certes poussé, dos au mur, à investir 15 millions d’euros pour ne pas couler. Mais cela n’a pas suffi pour faire face au tsunami de ses concurrents, beaucoup trop forts pour cette bande de potes du Sud-Ouest.

Résultat, sa boîte JazzMutant, renommé Stantom entre temps, bien qu’elle ait séduit les gars casqués de Daft Punk ou de Kraftwerk – les précurseurs en matière de musique électronique en Allemagne – a fini par mettre la clef sous la porte.

“On gagne en visibilité”

Une expérience qu’il n’oubliera pas de sitôt. Reprenant à son compte la fameuse antienne « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort », l’entrepreneur choisit une voie alternative à l’heure de la surconsommation. Car, pour l’instrument Joué, le but… du jeu n’est pas de gagner des millions comme les boss des start-up millionnaires, la crème de la crème de la french tech.

Oui, Pascal Joguet veut développer son commerce, se faire connaître du plus grand nombre, vendre son instrument capable de réaliser des riffs, d’imiter parfaitement le son de batterie, des notes de synthé ou de piano, sans oublier des cordes d’une guitare, grâce à un capteur. Bien entendu, il aspire à réussir, oui. « On gagne en visibilité, et des artistes utilisent notre outil », se félicite-t-il d’ailleurs justement. Dans sa besace, on note, par exemple, la Lyonnaise Dj Flore, le Francilien Rone, Tha Tricaz. Et le beatmaker bordelais Senbeï, dont les vidéos, sur la plateforme YouTube, dépassent le million de vues, a aussi sauté le pas. « Il en a été très surpris », rit Pascal.

Mais le succès pour le succès ne l’intéresse pas. Pascal veut faire passer des messages. Et pas n’importe lesquels. Pour les détailler devant moi, il lâche son costume de patron pour enfiler celui d’artiste.

Son instrument, dit-il, a une vocation de partage, de jeu. D’où son nom. « Je l’ai choisi volontairement pour redonner de la noblesse au jeu. En France, celui-ci est assez connoté et concerne principalement les enfants. Mais on peut jouer aussi en tant qu’adulte. Faire de la musique, c’est jouer », estime-t-il, le sourire aux lèvres.

“Au bout du bout, il y a un mur”

Pour le fana d’électro, « le mot jouer est primordial, mais il est souvent évacué du discours ambiant des décideurs. On est dans le productivisme et dans le calcul alors qu’il faut être dans le jeu et la poésie. Tant que les êtres humains ne se seront pas réconciliés avec leur part intime de jeu et d’enfance, nous n’irons pas loin ; on peut tout calculer, poursuit le musicien, mais au bout du bout, il y a un mur. » Pascal, passé par le conservatoire, en est sûr : il nous faut « retrouver notre part d’enfance, de spontanéité, d’intuitivité. Il faut se laisser aller, et ça fait du bien”.

le joué pour la musique électro

Selon lui, les arts, et la pratique de la musique, doivent pouvoir faire partie du quotidien : « Les impacts du jeu musical sur le cerveau humain sont prouvés, cela amplifie les échanges entre le cerveau gauche et droit, cela détend, favorise l’écoute, l’ouverture vers l’autre. Ce sont des notions un peu oubliées, car y a des murs partout. Il faut les ouvrir, réunir les populations, mélanger les publics. Et on peut y parvenir grâce à la musique. » Les notes, la mélodie, les sons, les paroles font des miracles, renforcent le lien social, le bien-être.

Pascal, pianiste mais aussi flûtiste et guitariste, explique ainsi que le Joué est utilisé pour sensibiliser les personnes âgées dans les établissements spécialisés, dans les centres de musicothérapie. Des ateliers d’éveil, utiles pour lui.

“La célébrité, c’est secondaire”

Pour me préciser sa pensée, et communiquer sur son invention, il reprend sa casquette de chef d’entreprise bon « vendeur » jouant sur les émotions : « Un ancien violoniste, qui ne peut plus utiliser ses bras, doit être ravi de pianoter sur l’instrument Joué. Cela doit lui rappeler de bons souvenirs… » L’équipe de Joué organise-t-elle des formations et des ateliers de ce type ? « On n’a pas le temps, réplique le quadra. Mais certains clients l’achètent pour ça. » L’instrument est intuitif, facile à manipuler, et pas uniquement dédié aux pro. Pascal insiste sur ce point, ça semble lui tenir à cœur.

« N’importe qui a le droit de jouer de la musique sans devenir célèbre. Il y a des musiciens qui se fichent d’être catalogués ‘star’. Quand on fait de la musique, analyse-t-il, la célébrité, c’est secondaire. » Oui, l’art ne sert pas qu’à réussir, insiste Pascal aux deux faces – face 1 : le patron d’entreprise, face 2 : l’amateur de sons qui tabassent.

« L’art en tant que business, c’est récent, ça date de l’Après-Guerre. Avant, raconte-t-il, les musiciens étaient des troubadours, des saltimbanques, qui ne gagnaient pas d’argent. Le star system, ce sont les Américains qui l’ont inventé, dans la logique de créer des idoles et des super-héros. » Une logique perpétuelle ? Pascal fait non de la tête. « On est bientôt à la fin de ce système, car je pense qu’il y a saturation des super-héros dont ceux du domaine des arts. On reviendra à un système plus simple, ce sera à nouveau le temps des troubadours, comme l’est Senbeï. Lui fait ses trucs dans son coin, et aime ça. »

___________________________________________________________________________

Ne ratez rien de l'actualité du Zéphyr

___________________________________________________________________________

Du matériel durable et vert

Et il fait ses trucs dans son coin avec du matériel… qui dure ! « Souvent, et je l’ai vu notamment en Chine, on produit des choses sans valeur… puis on s’en sépare trop rapidement. » Pascal Joguet ne cesse de le répéter : un instrument de musique doit durer dans le temps. « Je suis musicien, j’utilise beaucoup de matos, mais je suis frustré de cette vague consumériste, du tout jetable et du périssable. » Une vague qui, d’après lui, touche également le monde de l’électro : « On achète dans les magasins de musique électronique des produits en plastoque (sic) chinois qui vont péter dans les deux ans qui viennent. » Pourtant, témoigne-t-il, le saltimbanque, comme il dit, est censé être attaché à son instrument.

« On prend du bon temps, on apprivoise l’objet, on fait un bout de chemin ensemble… » Aussi, il est important de « créer des objets vertueux en essayant d’avoir une empreinte carbone la plus neutre possible ». Son Joué est composé d’une grosse pièce en bois, conçue à partir d’arbres d’une forêt française exploitée de manière durable. Le label PEFC lui tient à cœur. « Je suis content si Joué fonctionne bien, mais je ne veux pas pour autant contribuer à la déforestation du Brésil. »

Mais d’où lui vient cette envie de bien faire, de jouer sur la corde sensible et écolo, ce besoin de faire sa part du colibri, de sauvegarder la planète à son niveau ? Il tient d’abord à préciser que le déclic, il l’a eu tard… comme beaucoup. « J’ai commencé comme un gros geek et fan d’électro. Dans les années 2000, l’écologie ne me parlait pas, je n’y réfléchissais pas. » A l’époque, donc, seul lui importait le business. Or, l’époque évolue. « J’ai des enfants et on ne peut ignorer ce qui se passe. Tout le monde est au courant que le plastique finit au fond de l’océan… En tant qu’entrepreneur, je ne veux pas créer de la valeur économique si ce n’est pas bon pour la planète. »

Groupe de funk

Après, et il l’avoue, il y a encore une marge de progression. Il n’a pas tout réussi à fabriquer localement, cherche encore une matière souple, solide, colorable, autre que le silicone, dont on dépose des couches sur la planche en bois de Joué au gré des mélodies, des humeurs, des riffs. « C’est chouette, car ce n’est pas du plastique, et donc une matière issue du pétrole. Le silicone, conçu à partir du sable, est également résistant, mais, pour l’instant, cette matière – qui en France sert notamment à l’industrie des ustensiles de cuisine et des sextoys – est hélas essentiellement fabriquée en Chine.

Pourtant, Pascal sait qu’il y a des alternatives pour son Joué : des tissus, le cuir végétal, etc.  Il trouvera peut-être l’astuce, un jour. Pascal veut prendre le temps. Il n’est pas pressé. Et, en attendant, il poursuit un autre rêve : se produire sur scène et rejouer avec les copains. Pascal confie être membre d’un groupe de funk brésilien.

Lire aussi : Rosalia, la chanteuse qui porte les nouvelles couleurs du flamenco

« C’est pour la petite histoire », ajoute-t-il en souriant comme pour se justifier. Quand même… Son groupe tourne dans les bars et en extérieur durant les vacances d’été. Alors musicien ou entrepreneur ? Pascal ne choisit pas, je vous le dis. Et après tout… pourquoi choisir ? / Philippe Lesaffre