En avril 2020, la Suisse accueillera les championnats du monde de badminton de la communauté tamoule en exil, un événement permettant à la diaspora de rester en contact. Le Zéphyr a rencontré un ancien vainqueur du tournoi originaire du Sri-Lanka et Normand d’adoption.

Du Sri-Lanka au fin fond de l’Orne, dans le sud de la Normandie, le badminton a toujours suivi Thanjeevan. Le petit garçon tapait dans le volant dans les rues de Jaffna sous les bombes du gouvernement sri-lankais, lors de la guerre civile, officiellement de 1982 à 2009. Et il a continué à manier la raquette en France, sa terre d’accueil, avec détermination et plaisir. Jusqu’à être sacré en 2014 champion du monde de badminton de la diaspora en exil. C’est une compétition amateur.

L’année précédente, alors qu’il était monté à Paris pour un tournoi officiel, un Tamoul
était venu l’aborder. Il lui a demandé s’il connaissait cette compétition mondiale. Et si cela l’intéressait d’y participer. « C’est là que tout a commencé pour moi, ça a été une opportunité unique dans ma vie, grâce à laquelle j’ai pu rencontrer des Tamouls du monde entier, et parler ma langue. Je dois être un des seuls Tamouls de Normandie », s’enthousiasme encore Thanjeevan, attablé dans un restaurant du quartier de la Chapelle à Paris, surnommé Little Jaffna.

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Le chemin de l’exil

Comme les compétitions entre Tamouls, revenir dans les restaurants de ce quartier tamoul du nord de Paris pour y dîner ou s’y faire couper les cheveux est une occasion rare pour le Normand de se replonger dans la culture de son pays d’origine, qu’il n’a pas revu depuis ses 14 ans.

En face de lui, celui qui l’a recruté pour les championnats du monde boit son thé. Président de la World Tamil Badminton Federation (WTBF), Balakrishna était professeur de sport dans les universités sri-lankaises jusqu’à ce qu’il prenne, lui aussi, le chemin de l’exil. Reconverti cuisinier, il n’a pas lâché le badminton et a envoyé ses anciens élèves réfugiés en France dénicher des talents tamouls dans les tournois de badminton de l’Hexagone, à la recherche de talents tamouls.

« On veut montrer ce qu’on est capables de faire »

Avec les années, et le titre mondial en poche, les deux hommes sont devenus amis. Et Thanjeevan a pris la tête du comité français de badminton tamoul. Sans beaucoup d’argent ni de moyens techniques, ils organisent les championnats du monde : beaucoup d’heures sont consacrées sur Skype pour se coordonner avec les différents comités à travers le globe, à chercher un gymnase prêt à accueillir 600 Tamouls et au loyer modéré, à organiser l’hébergement et le transport des joueurs jusqu’à Berne, en Suisse, où aura lieu l’édition 2020 des championnats du monde. Parfois, ils en profitent pour faire la promotion de l’événement sur les médias communautaires ou à prospecter chez les bijoutiers et commerçants tamouls du nord de Paris pour trouver des sponsors.

« On a tout perdu dans notre pays, on n’a plus de nation. En arrivant à l’étranger, il faut au moins montrer qu’on existe encore. On a des talents, mais on n’a pas la possibilité de les exprimer au Sri-Lanka. On veut montrer ce qu’on est capables de faire, ce qu’on aurait pu réaliser si la guerre civile ne nous en avait pas empêché. » Pour les deux hommes, cela passe par le badminton, un sport assez populaire dans leur pays d’origine.

« Pour mon fils, c’est une porte qui s’ouvre »

Dans la petite ville endormie d’Argentan, où s’est installée la famille de Thanjeevan en 1994, après un passage express de quelques jours à Paris, puis un séjour de quelques mois dans un foyer pour demandeurs d’asile d’Alençon, les débuts ont été difficiles. Le froid est difficile à supporter quand on a connu le climat tropical de la côte sri-lankaise. Autant que la barrière de la langue… Et la riche cuisine normande, si loin de leurs habitudes alimentaires.

Un drame familial a davantage ébranlé Thanjeevan, alors un adolescent renfermé. En 1998, il décide de se mettre au badminton pour se faire des amis. Lutter contre sa timidité et pratiquer le français. « Ça m’a permis de sortir de moi-même. Et en plus quand tu commences à avoir de bons résultats, les gens viennent vers toi. » Le joueur enchaîne les compétitions, les tournois, jusqu’à remporter le graal tamoul en 2014 et être sacré vice-champion du monde l’année suivante.

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« Là-bas, on joue, on mange, on pleure tamoul. Lorsque j’y emmène mon fils, je le laisse se débrouiller. Je le regarde se familiariser peu à peu à la culture sri-lankaise », se rappelle Thanjeevan. À 40 ans, ses espoirs sportifs reposent désormais sur son fils de 13 ans, déjà détenteur du titre mondial en junior. En plus de la compétition des Tamouls, incontournable pour Thanjeevan, cette année le père espère aussi voir son fils triompher aux championnats de France, organisés par la Fédération française de badminton. Plus que le sport, c’est l’histoire de la transmission d’une culture entre un père, réfugié politique désormais Français, et son fils qui n’a jamais connu sa terre d’origine.

Au-delà des clivages

« Une de nos priorités, c’est de révolutionner l’esprit des jeunes tamouls. Leur montrer qu’il y a des possibilités », complète Balakrishna. « Pour mon fils qui ne parle pas la langue tamoule, c’est une porte qui s’ouvre », réplique Thanjeevan.

Le badminton est une porte d’entrée au sein de la diaspora mondiale, au sein de laquelle Thanjeevan se sent désormais complètement intégré. Ce qu’il était à mille lieues d’imaginer quand il n’était qu’un adolescent en exil perdu au fin fond de la campagne normande. Il se rend régulièrement en Angleterre jouer en interclubs avec des amis d’origine tamoule de Londres. Il a fait venir jouer une joueuse norvégienne, d’origine tamoule elle aussi, dans son club d’Argentan pendant un an… D’année en année, Thanjeevan a tissé ses connexions communautaires grâce au sport, au-delà des clivages politiques et des divisions idéologiques.

La guerre civile a durablement divisé les Tamouls, qui, dans les années 1990, se sont entre-déchirés dans des guerres fratricides entre différentes guérillas. La principale, les Tigres tamouls, a réprimé dans le sang les opposants politiques, imposant la conscription forcée et l’impôt révolutionnaire aux Tamouls. Beaucoup d’associations de la diaspora ont par la suite été accusées de relayer la propagande d’un camp ou de l’autre. « Pas de politique sur le terrain, ni en dehors », insistent Thanjeevan et Balakrishna.

« J’ai hâte des d’y retourner »

Seuls le sport, le développement de leurs enfants et le plaisir de retrouver leurs racines pendant les compétitions leur importent. « Notre priorité, c’est de faire évoluer les jeunes. Le niveau monte d’année en année. Certains pays comme le Canada paient même des entraîneurs privés », s’étonne Thanjeevan, ravi de voir que des jeunes Tamouls trustent désormais les podiums nationaux.

Et au bout de l’aventure sportive, Thanjeevan pourrait bien finir par retourner au Sri-Lanka, où il n’a pas remis les pieds depuis 30 ans, après avoir vu son école bombardée par l’armée cinghalaise et son père blessé par balles.

Avec l’argent collecté lors des tournois, chaque comité national, qui est rattaché à une région au Sri-Lanka, y finance la construction d’infrastructures sportives. Sous la direction de Balakrishna, le badiste quadragénaire supervise les travaux d’un gymnase. Et ce, dans une région à frontière avec une région cinghalaise. « Tous les jeunes pourront venir s’y entraîner. Quelle que soit leur origine, précise Thanjeevan. J’ai hâte d’y retourner, de voir comment le badminton a évolué là-bas. Et de montrer à mes enfants là où j’ai grandi. » / Benoît Collet