Dans la Chine du XIXe siècle, un homme, persuadé d’être le frère cadet de Jésus-Christ, plonge l’empire du milieu dans une guerre civile, et une révolution. Son nom : Hong Xiuquan.
Aujourd’hui tombé dans l’oubli, sa doctrine égalitariste inspire pourtant de nombreux révolutionnaires communistes dont, notamment, Mao Zédong.
Hong Xiuquan naît en 1812, dans une famille ouvrière du Guangdong, issue d’une caste alors méprisée : les Hakka. Dernier d’une fratrie de quatre enfants, il envisage une carrière de haut-fonctionnaire impérial. Mais ses chances de réussite aux concours de la fonction publique sont extrêmement minces, tant le nombre de candidats est élevé. Désespéré par trois échecs successifs, il sombre, en 1837, dans une profonde dépression dont l’un des symptômes sera une série d’hallucinations.
L’illumination
Dans son essai consacré au God’s chinese son, l’historien britannique Jonathan Spence décrit ses délires mystiques. Xiuquan aurait cru voir « un homme à longue barbe dorée, vêtu d’une robe noire de dragon et couvert d’un chapeau à hauts rebords ». Cet étrange personnage « lui affirme être son père et se plaint que les peuples de la Terre (ont) été égarés par les démons. Pour les chasser, il lui fournit une épée dorée ». Hong rêve ensuite de « combattre aux côtés d’un jeune homme juché sur un âne et affirmant être son frère ». Ayant recouvré ses esprits, Hong retrouve son village et devient instituteur. Malgré tout, sa grande ambition reste intacte, mais les visions mystiques ne l’aident pas ! En 1843, il essuie un quatrième échec à l’examen.
Hong se désole, se cherche une voie… qu’il trouve dans une brochure signée par le missionnaire protestant Edwin Stevens et intitulée Bonnes paroles pour exhorter l’époque. À l’intérieur, il croise une illustration représentant Dieu et Jésus. Hong y reconnaît les hommes croisés… dans ses hallucinations. C’est la révélation : il est bien le fils du Père et le frère du Christ.
Jusqu’en 1847, Hong l’illuminé suit l’enseignement du baptiste américain Issachar Roberts, puis, se désignant prophète, s’en va porter sa bonne parole – un méli-mélo de christianisme, de taoïsme et de confucianisme – aux villages voisins. Sa vie sera dès lors vouée à réaliser le grand dessein de son divin géniteur : débarrasser la Chine de la domination mandchoue, fonder une dynastie chrétienne reposant sur un partage équitable des richesses et l’égalité des sexes qu’il nommera « Taiping Tian Guo » – le Royaume céleste de la grande paix.
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« Les paysans mangent l’écorce des arbres »
Avec sa gouaille d’instituteur, il recrute, en trois ans, plus de 10 000 disciples, réunis en association des adorateurs de Dieu : la Bai Shangdi Hui.Un succès fulgurant, qui s’explique par l’exceptionnelle impopularité de la dynastie Qing, d’origine mandchoue. Corrompue et brutale, celle-ci laisse l’Occident piller la Chine. Pire : des inondations à répétition affament les campagnes. Le missionnaire Liang Afa note, dans ses mémoires : « Les paysans mangent l’écorce des arbres ou vendent enfants et épouses pour subsister. »
Avec son prêche égalitariste et social, Hong cueille donc sans difficulté les ouvriers misérables hostiles aux despotes Qing, qu’il désigne comme le mal que Dieu lui demande d’éradiquer. Or, plus ses adaptes sont nombreux, plus ils deviennent violents, commençant à détruire les symboles bouddhistes et confucianistes, avant de s’en prendre aux physiquement aux riches. En 1851, le 11 janvier, jour de son 38e anniversaire, Hong prend la tête d’une armée de 50 000 fidèles exaltés. La révolte des Taiping éclate.
L’épopée
Le soulèvement paysan, initié dans le Guangxi, gagne en une petite année la ville de Nankin, ancienne capitale de la grande dynastie Ming, renommée pour l’occasion Tianjing, la capitale céleste. En 1855, quand l’empereur mandchou Xianfeng prend conscience de l’ampleur de la rébellion, le Royaume céleste occupe déjà la majorité de la Chine du Sud et progresse vers le nord. Hong Xiuquan parvient même à rallier à sa cause les rois du Sud et de l’Est, souverains fantoches à la tête de mercenaires, oripeaux des armées Ming et ancêtres des Triades mafieuses.
Installé dans le Bas-Yangzi, le bassin du fleuve Yang-tsé-kiang, Hong Xiuquan contemple son royaume immense comme trois France, et dont la terre est une des plus fertiles de Chine. Préparant l’avenir, il tente alors un rapprochement diplomatique avec les Occidentaux, établis tout près, à Shanghai. Mais, grisé par le pouvoir, hautain et gaffeur, il ne parvient qu’à attiser les tensions.
Révolution crypto-communiste
En quelques mois, l’auto-proclamé « Empereur du ciel » organise son système collectiviste, forme de communisme chrétien où la terre, la nourriture, l’habillement et l’argent sont uniformément répartis. Dans ce Soviet avant l’heure, l’esclavage est aboli et l’égalité absolue entre femmes et hommes décrétée. Celle-ci est symbolisée par la fin de la coutume (ou plutôt torture) des pieds bandés. L’école est gratuite pour tous et la langue chinoise simplifiée.
Enfin, on se doit de porter les cheveux longs et lâchés, et non plus en natte, comme l’imposaient les mandchous. Dans ses travaux sur les utopies chinoises, Baogang Guo, professeur de sciences politiques à l’Université de Dalton, montre l’influence de cette expérimentation sociale sur la révolution communiste chinoise.
La doctrine Taiping aurait ainsi fortement inspiré Sun Yat-sen, premier président de la République de Chine et originaire de la même région que le « cadet » de Jésus. Et, en 1930, Mao Zedong organisera sa première base rouge dans le Jiangxi, sur le modèle du Taiping. D’ailleurs, un des bas-reliefs qui décore la base du monument aux héros du peuple, de la place Tian’anmen, est consacré à cette insurrection.
Décadence
Pourtant, si le peuple applaudit cette révolution agraire et sociale… il se plaint rapidement du puritanisme étroit qui lui était imposé. Car, non seulement l’alcool, le tabac, l’opium et la prostitution sont interdits, mais les hommes doivent désormais vivre strictement séparés des femmes, sous peine de mort. Ces dérives extrémistes provoquent des dissensions au sein de l’élite du royaume, dont certains – Hong en premier – ont sombré dans l’opulence et le stupre.
Comme l’a raconté Hong Rengan, cousin de l’empereur, ce dernier baigne dans le luxe, entouré d’un harem de 81 concubines. Contesté par ses généraux, il cède à la paranoïa et mate, dans le sang, plusieurs complots imaginaires. Lors d’un « massacre de Tianjing », il fait notamment exécuter son plus fidèle lieutenant, ainsi que 20 000 de ses partisans.
L’occident s’en mêle
En 1856, la tardive riposte de l’impératrice douairière Cixi échoue, malgré le soulèvement des propriétaires terriens locaux, dépossédés par les Taiping. Seule l’intervention des Britanniques, inquiets pour leurs concessions de thé, de porcelaine et surtout d’opium, stoppera l’armée de Hong Xiuquan aux portes de Pékin, en 1860. Mais, selon le sinologue Cyrille Javary, si Hong Xiuquan n’avait pas commis l’erreur d’attaquer Shanghai en 1860 et 1862, jamais les troupes occidentales, embourbées dans la seconde guerre de l’Opium, n’auraient fait le siège de sa capitale, Nankin.
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Cette opération militaire est confiée au mercenaire américain Frederick Townsend Ward, dont les troupes, équipées d’armes dernier cri, sont vite surnommées l’Armée toujours victorieuse. En juillet 1864, la capitale et le Royaume céleste tombent. Hong Xiuquan, que la famine aurait poussé à manger de la « douce rosée » – une herbe sauvage mortelle – est d’ailleurs décédé un mois plus tôt. Il laisse derrière lui près de 30 millions de victimes, c’est-à-dire la guerre civile la plus meurtrière de l’histoire, et dont l’issue sera la révolution communiste de 1925. / Jacques Tiberi