FICTION – Noël voit dans le métro une bande de jeunes embêter une jeune femme. Que faire ? Se lever et essayer de l’aider ? Ne pas bouger et regarder ailleurs ? Il hésite, puis finit par prendre une décision. Qui va changer sa vie. Et celles des autres.

 

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Chapitre 1

 

C’est généralement quand on n’en a plus rien à foutre que les opportunités arrivent. Quand on croit avoir perdu ses rêves, qu’ils nous rattrapent. Pourtant, on le sait, non ? On n’est pas dupe. Les rêves, ça se perd pas comme ça. On ne peut pas les égarer comme on égare ses clés de voiture, ou comme on égare un ticket de métro, avec le numéro de téléphone d’une jolie fille écrit dessus. Dans ce cas, pourquoi a-t-on si souvent le sentiment qu’ils nous échappent, qu’ils nous dépassent ? A-t-on si peur de la désillusion qu’on la comble par de la vanité ? La vanité de se croire au-dessus de ses propres attentes, de ses propres désirs, de ses propres fantasmes… jusqu’au moment où ceux-ci s’accomplissent et ouvrent un large passage vers notre salut ?

les couvertures du Zéphyr

Combien de personnes ne parlent plus de leurs rêves ? Combien de personnes commencent par « J’ai toujours rêvé d’être machin, mais… », avant de clore par ce « mais » qui retentira sans cesse jusqu’à leur mort ? Il y en a même certains qui passent près du passage et qui le ratent, aussi large qu’il soit.

Noël, par exemple, qui exerce le métier de technicien de surface le jour et qui est tagueur-graffeur la nuit, est, de par son essence même, tout à fait capable de manquer la plus belle opportunité de sa vie. Et ce, non pas parce qu’il n’en a rien à foutre. Non plus parce qu’il s’emmerde à son travail. Non parce qu’il s’emmerde tellement dans sa vie qu’il a fini par trouver plus d’intérêt à fumer joint sur joint qu’à tenter de coucher avec des filles.

Non, rien de tout ça. Si Noël qui signe Fantom sur les tunnels de métro est capable de passer à côté de ce qui lui est le plus cher, c’est juste parce qu’il est trop vaniteux pour vouloir se rappeler ce sur quoi il cogitait, enfant, avant de s’endormir, nuit après nuit. Si vous lui posiez directement la question, sûrement qu’il hausserait les épaules et rétorquerait que les rêves, « c’est juste de la merde ».

Si défoncé…

Sur le coup, il ne se rappellerait même pas ses pathétiques projections nocturnes de lui venant au secours de femmes que l’on agresse. De lui incarnant cette espèce de héros urbain, des temps modernes, qu’il a toujours voulu être, assez brave pour défier cinq bonshommes qui s’en prennent à une pauvre fille sans défense, sous l’œil indifférent d’une poignée de riverains. Car c’est bien de ça dont Noël rêvait, huit ans auparavant, lorsqu’il en avait douze ; il se figurait même la une du journal, au lendemain de ses exploits, titrée « Jeune homme sauve une fille de ses agresseurs ». Il se voyait mort, parfois, élevé au rang de martyr s’étant sacrifié pour la bonne cause. Il s’imaginait s’inscrire dans la légende des drames ordinaires, des faits divers comme on dit, et cela lui procurait une vague de chaleur très étrange, presque inexplicable, qui l’irradiait et le transportait petit à petit, jusqu’à ce qu’il s’endorme dans le feutre de la nuit.

En l’état actuel, quiconque le verrait, avec son visage marqué d’ancien boutonneux, ses yeux plissés, sa bouche épaisse, son pull à capuche et son survêtement parsemé de trous de boulette, ne pourrait se douter des désirs chevaleresques qu’il avait entretenus, avant d’être en âge de rouler ses premiers joints.

Surtout pas Juliette qui, à cette heure-ci, rentrait chez elle, ce jeudi soir à minuit cinq, assise sur un strapontin grinçant, et qui évitait soigneusement de le regarder, par peur de se faire emmerder par un « autre mec chelou ». Lui était affalé sur une banquette, non loin d’elle, capuche sur la tête. Il ne pensait à rien, son esprit divaguait, la fatigue l’avait pris sous son aile, et le métro lui apparaissait comme l’intérieur d’un monstre sourd et bruyant, métallique et vide, à la fois vibrant et dépourvu d’âme. À vrai dire, Noël était complètement défoncé, si défoncé qu’il n’avait pas remarqué la peinture bleue qui entachait ses doigts, ni même les trois types qui venaient de monter à Kremlin-Bicêtre, et qui se rapprochaient de Juliette. La seule chose qui raccrochait ses pensées à la réalité, c’était sa petite escapade du soir, avec ses potes Omar et Frédéric, qui, eux, vivaient du côté de Maisons-Alfort.

Un petit festin

Comme bien souvent, les trois jeunes gens s’étaient retrouvés à Bastille aux alentours de vingt et une heures, autour d’un grec, avant de s’éloigner un peu des rues animées où s’amassaient bars et fêtards, histoire d’être à l’abri et de pouvoir taguer sans craindre de voir les flics débarquer sur leur spot. C’est en décollant et recollant ses doigts poisseux que Noël refit surface, et qu’il remarqua pour la première fois Juliette qui lui faisait face, là-bas, avec ces trois types qui lui tournaient autour.

Puis, brusquement, il remarqua que mis à part lui, la fille, et les trois types, la rame était fichtrement vide. Sa vigilance accrue, il mesura alors tous ces petits détails qui lui avaient échappé. Premièrement, la fille était plutôt jolie. Du style étudiante en art, ou quelque chose du genre. Ensuite, elle semblait en proie à une frayeur muette et totale, paralysée par une peur intestine qui partait de son ventre et rampait jusqu’à ses yeux, les voilant ostensiblement. Puis après les images vinrent les sons, ceux que produisaient les trois types avec leurs bouches.

« Plutôt salope, celle-là« , qu’ils disaient. « Le genre de pute qu’on peut baiser à trois en même temps. Y a largement la place pour nous avec une coquine pareille, c’est sûr« , s’exclamait un autre avec un ricanement. Puis, progressivement, les voix s’accentuèrent, elles devenaient de plus en plus fortes, limpides – de plus en plus claires. Elles commençaient à avoir du sens. « On est où là ? Léo Lagrange ? Bah, à la prochaine, on la sort et on se fait un petit festin, hein, les gars ? » « Ouais ! » Ils avaient dit « ouais » en chœur, comme les personnages d’une mauvaise série des années 90. Après ça, sans que Noël n’y prenne garde, car le temps était passé très vite, le métro s’arrêtait une nouvelle fois, et il lut sur le panneau qu’il était écrit : « Villejuif – Paul Vaillant-Couturier ». « C’est le moment« , entendit-il. Puis il se souvint.

Chapitre 2

 

Il se souvint de tout, comme ça, brutalement, sans préliminaire. Il oublia momentanément qu’il descendait au terminus, qu’il avait son studio à deux pas de la sortie du métro Villejuif-Louis Aragon, et se souvint de toutes ces images qui avaient pénétré son cerveau d’enfant. La menace, le couteau sous la gorge, l’indifférence, la solitude, l’effroi, la nature humaine, sa perversité… Mais, déjà, l’alarme sonnait, les portes se fermaient, et les trois types traînaient la fille sur le quai, aussi désert que l’enclave du métro. C’est comme si l’humanité entière s’était évanouie, disparue, consumée, et que Noël n’avait plus d’autres alternatives que d’agir – comme si toute cette tragique débâcle ne relevait que d’une farce du destin.

N’a t-on pas parlé de son rêve le plus cher ? N’a t-on pas parlé de la plus belle opportunité de sa vie ? « C’était la pire, ouais », pensa-t-il en attrapant son sac à dos et se précipitant hors de la rame, manquant de se faire happer par ses portes. Maintenant qu’il se trouvait là, qu’allait-il bien pouvoir faire ? Qu’est-ce qu’il en avait à foutre de cette nana, en fait ?

Il les vit plus loin, prêts à gravir les marches, encerclant Juliette qui avait toujours l’air aussi pétrifié. Ils l’escortaient presque avec douceur. Sous cet angle, on aurait pu croire à des amis qui raccompagnent leur copine bourrée. Noël courut vers eux puis s’arrêta, un peu essoufflé, un peu flageolant, les jambes en compote comme on dit, et son cœur qui battait à tout rompre. Forcément, eux aussi s’arrêtèrent, car ils avaient perçu du mouvement derrière eux, et ils se retournèrent pour lui faire face.

Négro

Il voyait leurs gueules maintenant, sous la lumière des néons, et fut surpris qu’elles paraissent si humaines, si ordinaires. Elles ne ressemblaient en rien à des têtes de violeurs. À des têtes comme il se les était imaginées, quand il était petit, et qu’il s’était senti l’âme d’un héros. Juste des têtes un peu moches – des têtes de gens normaux, en somme.

« Qu’est-ce qu’il veut le négro, à nous mater comme ça ? »
– Hein, qu’est-ce que tu veux, petit ? T’as envie participer ? »

Déjà, ils commençaient à s’agiter, à paraître plus agressifs, plus enjoués même, comme si tout ceci n’était qu’un jeu. Juliette se crispait contre eux, fermement maintenue par celui qui l’avait traité de négro. À dire vrai, Noël n’était pas noir à cent pour cent, sa mère étant portugaise et son père ivoirien.

Il était métisse, se dit-il brusquement – je suis métisse, voulut-il leur rétorquer. Mais cela ne comptait pas vraiment dans un moment pareil. À la place, il dit :

– « Lâchez-la, putain ! Laissez-la partir. »

Les trois types se marrèrent.

« Sinon quoi ? » dit le plus petit d’entre eux.

Les prendre par surprise, c’était ça sa chance.

« Sinon… »

La fin

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Et son sac déglingué, bourré à craquer de bombes de peinture, pesant bien trois ou quatre kilos mine de rien, fonça droit vers le nez du plus petit. Il y eut un son, une sorte de craquement, comme un paquet de cartilages que l’on écrase, et un flot de sang jaillit. Ce dernier poussa une sorte de râle, lâcha Juliette qui hésita un court instant, partagée entre sa torpeur et la levée soudaine de son entrave, avant de se ruer dans les escaliers. Quelqu’un gueula :

– « Merde, il a laissé filer le gibier ! »

Puis Noël sentit une horrible douleur qui le coupa en deux, une douleur atroce qui partit de ses couilles et qui se répandit dans son abdomen.

– « On va te saigner, fils de chien« , crut-il entendre, avant qu’un second coup de genou ne percute son menton.

La main toujours sur la sangle de son sac, Noël riposta de toutes ses forces et atteignit l’arcade d’un des types. Cela suffit les faire monter d’un cran. Ils étaient comme une meute de chiens enragés à présent, frustrés que Juliette se soit enfuie, et prêts à se défouler sur Noël qui avait niqué leurs plans.

C’est la fin, se dit-il. Voilà ce qu’on récolte, à jouer les braves.
Sa lèvre semblait pétée, fissurée à deux endroits au moins, bien que ceci ne restait encore qu’une vague certitude. Il y avait trop de sang et de coups pour comprendre quoique ce soit à ce qui lui arrivait. Il crut opposer une certaine résistance à ses assaillants, il crut même leur faire mal à certains moments, mais la vérité, c’est qu’ils finiraient par le tuer, il le savait. Noël n’avait pas envie de crever. Pas sur ce quai de gare qui sentait le bitume et la pisse.

C’était trop blasant. De surcroît, il y avait ses potes qu’il voulait revoir, puis tous ces murs à graffer, puis ses parents, son frère… son avenir, ses désirs inavoués de voyage, son boulot merdique qu’il devait quitter, puis cet étrange combat qu’il menait contre lui-même, pour arrêter de s’en foutre de tout et se décider à faire du concret. Transformer sa vie en autre chose qu’une salle d’attente mortifère, où tout ce qui arrivait était destiné à moisir dans un coin, comme si son avenir appartenait déjà au passé. Il devait se sortir de ce traquenard, coûte que coûte.

Néanmoins, après ce truc qui venait de se passer à l’instant, toutes ces belles résolutions resteraient en suspens – et tout n’était déjà plus que cendres, espoirs brisés, estropiés, calcinés.

La vie est une belle merde, pensa Noël, la main comprimée sur son foie meurtri.

« Ben voilà, on avait dit qu’on allait te saigner« , discerna-t-il, d’une réalité qui n’était déjà plus la sienne.

– « Bon, venez, on se barre.
– On le laisse là ? »
Mince, mais t’es con ou quoi ? Évidemment qu’on le laisse là. Tu veux attendre sagement l’arrivée des flics ? Tu veux rester là et fanfaronner, en pointant du doigt le type qu’on vient de planter ?
– Avec un peu de chance, on va remettre la main sur la petite pute…
– Ma parole, mais il y a des trucs plus urgents à faire que de s’emmerder avec elle, non ? Pour la dernière fois : on-se-casse ! »

Et ils détalèrent, s’en tenant à leurs engagements, au détriment de Noël qui sombrait maintenant dans une inconscience durable et difficilement inversable à ce stade.

Chapitre 3

 

Quelques minutes après le départ des trois malfaiteurs, le corps de Noël fut trouvé par des agents de maintenance de la RATP et transféré d’urgence à l’hôpital Paul-Brousse. Là-bas, on lui prodigua tous les soins nécessaires, et Noël fut sauvé d’une mort imminente. Entre-temps, Juliette se rendit au commissariat pour y faire sa déposition, secouée, sous le choc, avec des larmes qui séchaient aux coins des yeux, mais l’esprit suffisamment clair pour évoquer l’intervention de son sauveur, qui, selon elle, se trouvait très certainement en danger.

Une enquête fut ouverte, la piste vite tracée par divers recoupements, et la police sut dans la nuit qu’un certain Noël Laserre demeurait aux soins intensifs de l’hôpital Paul-Brousse. Trois jours plus tard, deux des trois agresseurs furent retrouvés, interceptés chez eux et incarcérés, essentiellement à l’aide des caméras de surveillance qui se trouvaient sur les quais et qui avaient enregistré la scène. Le troisième ne fut jamais arrêté, et son évaporation constitua un mystère durable pour bon nombre des officiers du commissariat de Villejuif.

Désespoir

Une semaine après ça, un médecin annonça à la famille de Noël que, malgré une greffe potentielle de foie, ce dernier n’aurait que très peu de chances de sortir du coma, étant donné la gravité des lésions cérébrales qu’il présentait. Selon lui, de nombreux chocs avaient été portés à l’arrière du crâne juste avant qu’on ne le poignarde, explicitant ses dires par sa main tenant une tête invisible et la percutant de manière répétée contre un mur, tout aussi invisible.

– « Ses agresseurs n’y sont pas allés de main morte… On peut même dire qu’il se sont acharnés sur lui avec plus de hargne et de sauvagerie que n’importe qui« , déplora sobrement l’homme en blouse blanche. Et ces mots suffirent à faire craquer la mère de Noël qui s’effondra au chevet de son fils, terrassée par le désespoir.

Bizarrement, cette histoire n’eut pas un impact retentissant sur la presse en ce qui concerne Noël, au point que son héroïsme fut quelque peu sous-évalué – l’accent étant avant tout mis sur la promptitude et l’efficacité des forces de police à coffrer les méchants violeurs. C’était plutôt cruel car, comme on le sait déjà, Noël s’était beaucoup imprégné du sentiment de briller parmi la foule, de se distinguer par son courage, de brouiller les repères de cette masse apathique, de déjouer ses codes en accomplissant un acte aussi suicidaire que glorieux. En fait, on trouvait ça aussi banal qu’exceptionnel. On alla même jusqu’à dire que c’était « normal ».

On lut par exemple sur Twitter : « Un type qui empêche une pauvre fille de se faire violer ? C’est triste pour lui qu’il soit dans cet état, mais bon… En même temps, il n’allait tout de même pas rester les bras croisés, si ? C’était le seul témoin ! Même pas de gens autour pour que le processus d’inhibition opère ! Si ça avait été moi, je n’aurais pas hésité une seule seconde, et pourtant, je suis loin d’être Superman. »

Trois semaines plus tard, l’histoire fut définitivement enterrée et Noël fut placé dans une clinique consacrée aux comateux lourds. Sa mère et son père lui rendaient visite chaque mercredi et chaque samedi. Son frère, plutôt le lundi, quand il arrivait à se libérer, même s’il devait à chaque fois surmonter sa révulsion pour les centres hospitaliers. Omar et Frédéric, les deux potes de Noël, tentèrent quant à eux d’aller le voir une fois par semaine, avant d’abandonner progressivement, petit à petit, car le temps faisait son œuvre, et que d’avoir un légume pour ami n’avait vraiment rien de réjouissant à leurs yeux – c’était même carrément « la loose », comme ils disaient. Un an passa et Juliette rencontra son futur époux, au cours d’une soirée un peu ennuyante censée marquer la fin de ses études de journalisme, tandis que le docteur Wagner lançait les bases de son projet Kadath.

Nouvelle vie

L’objectif du docteur Wagner, quarante-quatre ans, agrégé en neurologie et nominé par deux fois au prix Nobel, était d’élaborer un programme informatique complexe permettant la liaison entre un individu plongé dans le coma, prisonnier d’un état végétatif irréversible, et d’un individu sain. Selon ses premières recherches, les connexions se feraient par le biais d’un logiciel de réalité virtuelle supra-développé, tournant de façon permanente, afin que le malade puisse jouir de toutes les possibilités que lui offrent son imagination, car le docteur Wagner envisageait un univers entièrement customisable et capable d’accueillir un visiteur pour quelques temps.

Les amis ou les parents de ces grands oubliés pourraient alors leur rendre visite, converser avec eux, arpenter un univers virtuel comme on arpente un parc quand on se retrouve en tête-à-tête, et la vie artificielle ne serait donc plus un calvaire ici, mais une renaissance. Finis les limbes, terminée l’insoutenable stagnation causée par un système qui refuse l’euthanasie. De plus, la conversation en temps réel avec le malade et le médecin offrirait des avancées majeures en matière de recherche sur le coma. C’était là l’œuvre d’une vie pour le docteur Wagner – son ambition et sa détermination seraient sans faille.

Pour commencer, il lui faudrait des locaux, une équipe, un laboratoire de recherche, et aussi des malades. Mais avant tout, il lui faudrait débloquer des fonds ; monter un plan béton, être persuasif, obtenir les faveurs du ministère. Ses précédents succès lui permettraient aisément d’assurer la mise en œuvre de son projet, il le savait. Même si les institutions étaient frileuses, le docteur Wagner trouvait toujours la petite bête pour les inciter à abonder dans son sens.

Deux ans et demi après donc, tout était fin prêt. Un bâtiment flambant neuf, calé entre les communes de Noiremont et Fressy, dans l’Oise, du matériel de pointe, des informaticiens brillants, du personnel médical compétent, des chercheurs en neurologie triés sur le volet… Puis, évidemment, une dizaine de comateux à disposition, possédant chacun sa chambre individuelle, avec toutes les autorisations légales pour assurer les expérimentations du docteur Wagner et son équipe.

Parmi eux, Noël, que l’on avait accueilli là le 6 avril 2019, sans trop de difficultés pour obtenir la signature de son transfert, étant donné le gouffre émotionnel de ses tuteurs légaux, à savoir ses parents. En fait, avait constaté le docteur Wagner, eux comme tous les autres auraient fait n’importe quoi pour que ce proche qui pourrit lamentablement sur son lit d’hôpital puisse continuer à vivre – et la possibilité complètement folle de pouvoir leur parler à nouveau, alors là, ça les mettait en transe. Ils se ruaient littéralement sur le stylo pour signer.
– « Je leur offre l’espoir d’une nouvelle vie, se dit le docteur Wagner, ému, assis face à son nouveau bureau. Je leur offre cet espoir, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le combler. »
Puis, pour la première fois depuis son divorce, il pleura.

Olivier Bernard

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