De la Belle Époque à l’ère digitale, le “peintre du noir et de la lumière” a traversé l’art contemporain, sans jamais se démoder. Profil en ombres chinoises du calligraphe de “l’outrenoir”. Pierre Soulages est mort en octobre 2022, il avait 102 ans.

les couvertures du Zéphyr

 

Le « chapô » a été mis à jour le 26 octobre 2022, à l’annonce de la mort du peintre. Portrait initialement publié en 2019. Le texte n’a pas été modifié.

“Le noir est ma passion d’enfance”

Aux fenêtres d’une maison de la rue Combarel, Pierre, 6 ans, examine une tache de goudron sur la façade blanche de l’hôpital d’en face. Nous sommes en 1925. Cet enfant, qui a perdu son père à l’âge de 5 ans, est bien étrange.

On lui offre des couleurs, mais il préfère tremper son pinceau dans l’encre noire. On lui offre des jouets, mais il préfère perdre ses après-midi avec les artisans de la rue, l’ébéniste, le menuisier, le forgeron. Il revient souvent, de ses escapades, couvert de suie, de sciure de bois ou de brou de noix. On l’a même retrouvé en compagnie des braconniers ou sur les berges de l’Aveyron avec les spécialistes de la pêche à la mouche.

Sa cousine centenaire, interrogée par l’historien d’art Pierre Encrevé dans les années 90, raconte une anecdote devenue fameuse. Un soir, Pierre s’est mis à balafrer de noir une page de son cahier d’écolier. « Tu portes déjà mon deuil !”, s’attriste sa mère Aglaé. Mais non : “C’est de la neige !” réplique l’enfant. Tout le monde rit.

Le noir était ma passion d’enfance. Et la neige c’était tout, dira-t-il bien plus tard à Vanity Fair. Or, le noir faisait ressortir la blancheur. Prenez une couleur sombre et placez du noir à côté, elle s’éclaire. C’est la puissance du noir qui m’intéressait. C’est une couleur violente, active, frappante qui n’a rien à voir avec le deuil.”

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Le casse-cou

Rugbyman (troisième ligne centre à Rodez), pilote, spéléologue… Pierre Soulages a 17 ans et promène son mètre quatre-vingt dix le long des via ferrata de l’Aveyron, à la découverte d’un patrimoine préhistorique qui le fascine.

Pourquoi un homme a-t-il eu le besoin de tracer des traits sur une paroi ?”, demande-t-il à un journaliste de l’AFP. La question l’obsède. Voici 360 siècles, l’homme est descendu dans l’obscurité absolue de grottes, pour y peindre… en noir. Ces individus auraient pu ramasser des pierres de calcaire blanc. Mais non. Ils ont écrasé du charbon et de la terre ocre. Ces murs, ces pierres, seront ses premières émotions d’art.

Aller-retour aux Beaux-Arts

À 18 ans, Pierre Soulages se choisit un métier : peintre. On le pousse à passer le concours des Beaux-Arts… qu’il réussit en 1937 avant de redescendre aussitôt en Aveyron, étonné de la médiocrité et du classicisme de la capitale. Mais ce séjour à Paris n’a pas été vain : il y a découvert Cézanne et Picasso. Des révélations.

Enrôlé dans l’armée en 1939, démobilisé en 1941, il devient fermier à Montpellier, échappant au STO (service travail obligatoire organisé par l’occupant Allemand). Là, il retrouve ses sources d’inspiration : la préhistoire, l’art roman, les menhirs, la calligraphie… puis rejoint l’École des Beaux-Arts de Montpellier où il rencontre Colette. Ils se marient cinq mois après leur rencontre. Ils ont 22 ans. Tout le monde croit au coup de tête… mais ça dure depuis 78 ans.

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L’École de Paris

La guerre est finie, Paris est libérée, et le couple s’installe à Courbevoie, en région francilienne. À partir de 1946, Monsieur rejoint la clique des “sur-indépendants”, soutenus par la galeriste Lydia Conti. Il expose avec les pionniers de l’expressionnisme abstrait : Deyrolles, Hartung, Schneider, Vasarely. “Ça n’a eu aucun succès”, concède le peintre.

Dans son atelier du 11 bis de la rue Schœlcher à Paris, il reçoit Giacometti, le seul à rester à Paris pendant que tout le monde se montre à Saint-Tropez. Et, quand il doit s’outiller, Soulages n’achète pas de jolis pinceaux chromés, comme ses confrères… mais des brosses, des truelles, des spatules et autres racloirs.

L’Amérique

New York, 1957. Sur les cimaises de la Kootz Gallery de Madison avenue, Soulages s’expose aux côtés de Rothko. Nelson Rockefeller envisage de le faire entrer dans sa collection. Le MoMA et le Guggenheim lorgnent aussi sur ses œuvres. Deux ans plus tard, l’Amérique l’aura oubliée.

Le Japon

Tokyo, 1957, toujours. Lors de son premier voyage au Japon, Soulages retrouve des paysages qu’il croit avoir toujours connus à Sète. Il repense à Van Gogh qui, arrivant à Arles, s’écria : “C’est aussi beau que le Japon !” Là, il apprend l’art de la calligraphie.

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peinture pierre soulagesOutrenoir

Janvier 1979, naissance de l’outrenoir. Un après-midi d’hiver, dans l’atelier de l’artiste. Soulages n’est pas satisfait de sa toile. À force d’y revenir, le noir a tout envahi. Comme si une pulsion le poussait à tout recouvrir. Il croit l’œuvre ratée. “Un marécage de peinture noire.” Autant en rester là. Soulages s’offre une sieste d’une heure. À son réveil, la nuit hivernale est tombée.

De retour dans l’atelier, toutes lumières éteintes, c’est l’illumination. Dans le reflet de la lune sur la toile, le peintre comprend que sa couleur n’est plus le noir… mais la lumière réfléchie par le noir. “La lumière secrète venue du noir.” Il nommera cet instant “la nuit du combat avec l’Ange”. Dès lors, il ne réalisera plus que des tableaux mono-pigmentaires de plusieurs couches de peinture noire raclées, brossées ou striées afin de faire surgir des nuances de lumière.

Conques

La nef romane de l’église abbatiale aveyronnaise de Conques fascine l’artiste. Quand on lui propose d’en créer les vitraux, il refuse. C’est Colette qui le persuade. Mais Soulages ne va pas mettre du noir aux fenêtres ! “104 ouvertures sur 55 mètres (de long, ndlr) ce n’est pas pour faire de l’ombre !”, ironise-t-il lors d’un entretien pour Télérama. L’artiste se met alors en quête d’un verre parfaitement incolore. Introuvable. Il va donc l’inventer. Huit ans de recherches plus tard, il découvre que ses vitraux incolores… diffusent les couleurs naturelles de la lumière.

Entrons dans l’atelier

Sur les hauteurs de Sète, la maison de Soulages, qui jouxte le cimetière marin dans lequel repose Georges Brassens, s’ouvre sur un horizon vide. Le ciel, la forêt de pins, la mer. Dans ce paysage absolu trône la villa de béton, d’ardoise et de verre. Dans une aile, le vaste atelier de l’artiste. Devant la porte, un galet entouré d’un lacet noir en guise de “ne pas déranger”.

Là, il peint avec l’aide de son assistant, debout ou en tailleur. Jamais à genou. “Quand on m’a mis à genoux, à cinq ans, raconte-t-il à La Dépêche du Midi, alors que les copains s’amusaient en récréation, je suis parti de l’école et je suis rentré à la maison, ça a fait rire mon père.

Parfois, la toile ne lui convient pas. Il l’oublie, y revient, l’abandonne, la brûle dans un coin du jardin ou la découpe en petits bouts de rien.

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La postérité

En 2001, Soulages devient l’unique artiste contemporain exposé dans la collection permanente du musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. “Vous êtes le seul artiste vivant de la collection !”, lui a confié le conservateur. Et Soulages de lui répondre : “Écoutez, je vais essayer de le rester !

Depuis 2014, le musée Soulages de Rodez expose plus de 500 œuvres de l’artiste. Et si une seule d’entre elles permet à celui ou à celle qui la regarde d’être seul·e face à soi-même, c’est que Soulages aura gagné. /Jacques Tiberi