Dans le Val-d’Oise se joue une lutte peu médiatisée contre l’artificialisation de terres arables. Une dizaine de retraités sensibles au vivant ont décidé d’occuper un terrain depuis début octobre à Villiers-le-Bel pour marquer leur opposition à la construction d’une cité scolaire au cœur du Triangle de Gonesse, au milieu des champs, à proximité d’une future gare du Grand Paris Express. Nous avons échangé avec l’un des citoyens en colère, Djissi, 61 ans. « La logique de l’artificialisation à outrance est absurde, nous dit-il. Cela ne rime pas avec progrès. »

« Projet consumériste d’un autre âge »

Le Zéphyr : Quelle est l’origine de votre lutte ? Pourquoi vous mobilisez-vous ?

Djissi : Cette lutte a débuté au moment de l’annonce du projet de construction du fameux méga-complexe commercial et de loisirs, EuropaCity, sur le triangle de Gonesse, dans le Val-d’Oise, à proximité des aéroports de Roissy et du Bourget. Sur le papier, ce pôle d’attractivité était censé accueillir 31 millions de visiteurs par an, soit plus que Disneyland Paris. Les promoteurs privés de ce type de grand projet gonflent toujours les chiffres de fréquentation pour justifier la participation de l’État. EuropaCity nécessitait la création d’une gare ad hoc de la future ligne 17 du Grand Paris Express, et il a fallu aménager un détour sur cette ligne spécialement pour la desserte de ce projet (surcoût d’environ 1 milliard d’euros). Or, ce grand projet consumériste d’un autre âge – nécessitant d’artificialiser 80 hectares de terres – a été abandonné par l’État en 2019. Mais à l’emplacement de la future gare s’est tout de même établi un gigantesque chantier pour le creusement du supermétro, gardé presque comme un terrain militaire.

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Qu’est-ce qui fait la particularité du Triangle de Gonesse ?

Le triangle de Gonesse est un territoire agricole qui faisait partie de l’ancienne ceinture vivrière de la capitale, de nombreux maraîchers y faisaient pousser leurs légumes pour le plus grand bonheur des Parisiens. Les sols du triangle de Gonesse présentent des qualités tout à fait exceptionnelles. On relève jusqu’à 6 mètres d’humus (on ne trouve l’équivalent qu’en Ukraine) et, en-dessous, une couche d’argile. Ces terres ont donc une capacité de rétention d’eau remarquable (on peut y faire pousser du maïs sans arrosage). Ce territoire joue donc également un rôle de climatiseur sur l’ensemble de la zone nord de Paris, on a pu en faire la mesure durant une des vagues de chaleur.

Au fil des décennies, les cultures intensives ont supplanté le maraîchage, et ces terres n’ont désormais plus de prix aux yeux des élus du territoire et des préfets qui se succèdent. C’est pour cette raison que malgré l’abandon du projet EuropaCity, il y a toujours la volonté de bétonner 300 ha. Mais les investisseurs ne se bousculent pas pour y créer des m2 de bureaux, et c’est comme ça qu’une idée totalement folle a germé et a été annoncée en grande pompe par le Premier ministre de l’époque Jean Castex, lors d’un grand déplacement à Gonesse avec plusieurs ministres, le 7 mai 2021.

Une cité scolaire, trop près des aéroports ?

On parle d’un projet de construction d’une cité scolaire. Celle-ci serait construite à la place des champs, c’est ça ? Et pourquoi est-ce une mauvaise idée ?

L’État prétend accompagner l’installation sur le même site d’un collège, d’un lycée général, d’un lycée agricole et d’un internat d’excellence. Le spécialiste des questions éducatives, Philippe Mérieu, qui s’est rallié à notre cause, dit que ce n’est pas une bonne idée, ces grosses structures où l’on entasse un trop grand nombre d’élèves.

Mais le comble est atteint quand on sait que cette cité scolaire serait implantée à environ 4 km des pistes sud de Roissy et encore moins des pistes du Bourget, dans une zone où le bruit des avions est tel qu’il y est interdit d’y construire des logements. Ce projet est dangereux à plus d’un titre, et on reste pantois : comment un Premier ministre peut-il ignorer que de multiples études ont établi les atteintes à la santé que cause le bruit : perturbation du sommeil et des apprentissages, troubles physiologiques divers ?

Lire : Des citoyens se battent pour les forêts, Le Zéphyr lance le podcast « En forêt » pour leur tendre le micro

Par ailleurs, il faut se souvenir que le Concorde s’est crashé juste à côté en juillet 2000. Et la coupe est pleine, quand on sait que cette ZAC est aussi impactée par les nuisances routières d’une autoroute urbaine (le BIP, dont la prolongation fait aujourd’hui l’objet d’une vive opposition portée par des maires ayant des appartenances politiques très diverses) et de l’autoroute du Nord.

À ce stade, c’est un projet dont l’étude n’avance pas, qui n’a pas de financement, etc. Mais, à la limite, l’essentiel pour les décideurs n’est pas que ce projet à la dangerosité plus qu’évidente puisse voir le jour. C’est juste un effet d’annonce pour conforter les élus dans leur volonté d’urbaniser, sur l’air : « L’État vous a entendu, vous n’avez pas eu EuropaCity, mais vous aurez votre gare du Grand Paris avec l’artificialisation qui va bien avec. » Car une gare de supermétro au beau milieu des champs (cela aurait sans doute beaucoup amusé Alphonse Allais), à 5 km du cœur de Gonesse, c’est un aménagement pratiquement très absurde.

Cette vieille idée d’artificialiser les terres du Triangle de Gonesse doit donc être définitivement enterrée. Que l’État puisse en arriver à partir sur un projet aussi dangereux qui se permet de prendre l’Éducation nationale en otage en est la meilleure preuve. Qui peut encore ne pas voir que cet acharnement à artificialiser entre en contradiction complète avec l’urgence climatique ?

« Il faut garder un bon équilibre entre le bâti et le foncier agricole »

Vous campez, pour vous faire entendre, dans une Zone d’imagination pour un aménagement concerté (ZIAC) depuis le 1er octobre à Villiers-le-Bel… Racontez-nous !

Dans cette affaire, nous, essentiellement des retraités et des têtes chenues, jouons le rôle de lanceurs d’alerte auprès des habitants et des médias. Pour pratiquement tous les habitants de la ville de Villiers-le-Bel (où nous avons établi sans autorisation notre camping pour lancer notre alerte), il va de soi qu’il faut garder un bon équilibre entre le bâti et foncier agricole. Ces riverains de Roissy et du Bourget ont besoin de ces espaces libres. Le préfet du Val-d’Oise avait fait la suggestion au maire d’accueillir ladite cité scolaire dans la ville où nous sommes installés.

La nuit, une dizaine d’entre nous dorment sous leur tente et on s’habitue petit à petit aux caprices de la météo. On passe de l’été indien avec des après-midi à 29°C à des petits passages de pluie, mais le plus dur ce sont les rafales de vent qui ont failli avoir raison de notre grand barnum.

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Quelle va être la suite de la lutte ?

Pour l’instant, on ne sait pas encore combien de temps cela va pouvoir durer. Une huissière est venue faire le constat de notre occupation illégale, mais pour le moment il n’y a pas eu de suite. Les renseignements territoriaux nous laissent entendre que, en raison de l’actualité israélo-palestinienne tragique et de ses répercussions dans le Val-d’Oise, notre expulsion n’est pas inscrite à l’agenda du préfet. Mais combien de temps va-t-on pouvoir tenir dans l’attente que les autorités acceptent de discuter de ce projet calamiteux de cité scolaire, ni fait ni à faire ?

Nous sommes de vieux militants inoxydables, nous avons fait nôtre une réplique que l’on a trouvé dans la BD Les Vieux Fourneaux  : « Pour arrêter un octogénaire, c’est technique. » L’auteur, Wilfrid Lupano, est venu nous rendre visite sur le camping pour nous l’expliquer : dans la sidérurgie, il faut prendre des précautions infinies pour arrêter un haut fourneau.

« Dans la vallée de Montmorency, la maire bétonne à tout-va »

Quand avez-vous rejoint ce collectif du Triangle de Gonesse, et pourquoi ?

J’ai rejoint le collectif en 2017. Il y a à sa tête quelqu’un que je considère comme un grand génie du militantisme, Bernard Loup, 79 ans. Il a commencé sa carrière en étant syndicaliste dans les usines de La Courneuve, à prendre la défense de ses collègues étrangers qui ne maîtrisaient pas le français. Beaucoup plus tard, il s’est emparé des questions environnementales, au départ à cause de l’appétit foncier de la grande distribution, et il est devenu une référence incontournable dans le Val-d’Oise sur tous les sujets environnementaux.

C’est un véritable gardien de ce territoire, il connaît ses dossiers sur le bout des doigts, et les élus n’ont qu’à bien se tenir. Hélas, les pouvoirs économiques qui supportent les décideurs ont des moyens incommensurables par rapport à nous, les militants de base. Il faut faire un travail de fourmi, sur le très long terme, mais heureusement parfois on a de la chance, comme avec ce projet chimérique de cité scolaire, servi sur un plateau !

Depuis quand bataillez-vous contre l’artificialisation des terres, de manière générale ?

Je vis à Taverny dans la vallée de Montmorency, c’est une ville où la maire bétonne à tout-va (son ambition : passer de 25 000 à 30 000 habitants). Les jardins sont divisés, un espace boisé déclassé en centre-ville, 16 ha de terres agricoles menacés d’artificialisation pour l’un de ces fameux « écoquartiers » (sic) dont l’aménageur public Grand Paris Aménagement raffole…

Au départ, j’ai été touché directement par un projet. Je suis dans un quartier résidentiel et il a été question de faire tomber, en 2013, deux très belles maisons en meulière typiques de cette région, pour les remplacer par un grand immeuble à l’implantation très problématique. Avec les voisins, on s’est coalisés et on a obtenu que le maire rejette la demande de permis, le calendrier électoral nous étant favorable.

Après, je me suis construit petit à petit des convictions et une sensibilité au vivant que je cherche à approfondir au travers de mes rencontres.

« Prendre soin du vivant »

Et vous savez d’où elle vient, au tout début ?

J’ai vécu durant mon enfance dans un immeuble. Or, mes grands-parents avaient un jardin dans le nord du Val-d’Oise, à Luzarches. J’y passais une partie de mes vacances. Cette grande maison que mon arrière-grand-père avait fait construire au début du XXe siècle, était dotée d’un très grand jardin, qui était un jardin d’agrément, mais qui constituait aussi un moyen de subsistance. Mes grands-parents avaient des fruitiers, un potager, des ruches, un puits, je pouvais y faire des feux…

Mais ce qui a été vraiment décisif dans mon engagement pour prendre soin du vivant, c’est le fait que de graves problèmes de santé ont obéré le cours de mon existence. Je m’en suis sorti peu à peu, c’est une lutte de très longue haleine. En tout cas, j’ai conçu assez tôt cette idée que si tu veux rester vivant, tu dois prendre soin des vivants qui t’entourent. Notamment les arbres.

« Je fus l’homme de pied de Thomas Brail »

Vieux campeur venu soutenir Brail

Justement, vous avez participé au lancement du GNSA… Comment l’aventure est-elle née ?

En 2019, une amie me fait passer un message d’alerte concernant Thomas Brail. Il était connu dans mon coin, parce qu’il était venu à Eaubonne, où le département avait fait abattre des arbres séculaires dans la cour du collège Jules-Ferry. Mais moi je n’en avais jamais entendu parler. Il venait juste de s’installer dans un platane en face du ministère de la Transition écologique, c’était Élisabeth Borne qui se retrouvait ainsi interpellée. Je pars pour le soutenir, et, avant d’arriver, je lui envoie un SMS. Je lui demande ce qu’il aimerait manger, à l’époque il n’était pas question de grève de la faim. Il répond : « Une salade César, s’il te plaît. »

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En approchant du platane qu’il occupe, je me creuse la cervelle pour savoir où lui acheter cette salade, et si possible de qualité. Au final, je décide de me diriger vers La Grande Épicerie du Bon Marché, c’est une épicerie de luxe pour les Parisiens aisés. A partir de là, pressentant l’importance de son geste, je décide de me mettre complètement à son service : pendant toute l’occupation, je vais ainsi le nourrir au mieux. Mais il s’agit aussi, du matin au soir, d’accueillir au pied de l’arbre les passants intrigués, les médias, les élus, les gens qui se rallient à sa cause, de plus en plus nombreux. Une petite équipe se met en place : on bricole des panneaux avec des matériaux de récup, on met en place un livre d’or, j’organise les échanges avec la presse…

Je suis devenu son aide de camp, un communicant, son chauffeur. Il m’a honoré en m’appelant son « homme de pied ». Pour un arboriste-grimpeur, c’est celui qui reste au pied de l’arbre pour assurer la sécurité du grimpeur et qui traite les branches tombées.

Lire aussi : « Protéger le vivant, c’est notre devoir » : des opposants à l’A69 cessent la grève de la soif

Après cette action, j’ai fait partie des tout premiers qui ont contribué à la création de l’association du GNSA. On a organisé l’événement de lancement de l’association au Liberté Living Lab grâce à la solidarité de mon ami Thomas Cottinet.

Mais mes soucis de santé tout de suite m’ont rattrapé. Et j’ai dû me mettre en retrait du GNSA. J’ai revu une seule fois Thomas, accompagné de Juliette Binoche, à l’occasion d’un rassemblement de protestation des agents de l’ONF.

Il y a quelques jours, avec une camarade nous avons pu quitter notre camping pour aller exprimer toute notre reconnaissance à Thomas et à ses valeureux compagnons, le jour même où prenait fin leur grève de la faim et de la soif. Ce furent de belles retrouvailles (voir la photo), et j’ai senti monter en moi une conviction : vous avez fait votre maximum, vous êtes nos héros, laissez-nous prendre un peu la relève.

Je pars le week-end du 21 octobre 2023 à Castres rallier le rassemblement (« Ramdam sur le macadam ») contre l’A69 avec la même camarade du camping des Vieilles et des Vieux Campeurs pour les terres nourricières de Gonesse. / Propos recueillis par Philippe Lesaffre