Au fil des restructurations et des investissements, les équipes majeures se muent progressivement en industries sportives et laissent de côté des pans entiers de leur histoire. Une tendance que n’acceptent pas certains supporters, qui témoignent sur Le Zéphyr.

les couvertures du Zéphyr

Forgés sur l’action et l’engagement de millions de personnes, les clubs de football sont désormais aux prises avec des réalités économiques qui dépassent de loin le premier objet de leur existence : le plaisir du jeu et la communion des individus. Mais les fans, guidés par la passion qu’ils vouent à leurs couleurs, s’engagent et espèrent changer la donne.

« Enthousiaste et anxieux, j’attends de vivre l’instant de vrai bonheur où mon équipe arrive. Au match d’ouverture, l’espoir qui me soulève me rapproche des sommets que je n’atteins qu’en rêve. Le retour de mon héros illumine la journée et dissipe mes soucis dans la brume de l’été. La clameur de la foule qui salue un exploit me plonge dans un passé de fierté et de joie. Si parmi les fans c’est moi qui crie le plus fort, c’est parce que j’ai joué à ce jeu et je peux y jouer encore. Un jour, l’une de mes balles s’est envolée si loin que, porté en triomphe, j’ai quitté le terrain.

Ce jeu est tout pour moi et je suis tout pour lui. Chez nous, de père en fils, il se transmet et s’enrichit. Mon garçon est jeune encore. Mais laissez-moi le temps de lui montrer ce que je sais et d’en faire un géant. Je sens que je suis tout prêt, qu’il suffirait d’un rien pour que je redresse la barre et que tout aille enfin bien. Je peux aider mon équipe à reconquérir sa gloire en changeant un ou deux mots à la même histoire. Quand j’entends dire les joueurs que c’est pour eux qu’ils jouent, la douleur s’installe en moi et creuse son trou. Car c’est le fan qui paie pour les voir jouer. C’est lui qui leur accorde richesse et célébrité. Les joueurs l’écoutent, mais ne l’entendent pas et les larmes qu’il retient, eux, ne les voient pas. »

Récité par Robert de Niro en préambule du film Le Fan, de Tony Scott, ce poème décrit avec précision l’enjeu d’une vie de supporter. Une vie traversée au rythme des trophées soulevés, des points marqués et des héros sanctifiés. Une vie d’amour et de désillusions… Avec le temps va, tout s’en va. On est emporté corps et biens. Mais il reste le feu et les chants furieux, la fièvre et l’amertume des soirs de défaite, la fraternité d’un regard ou d’une main tendue. Une vie qui, pour certains, serait peu de choses mais qui, pour bien d’autres, ne saurait être échangée pour tous les trésors du monde.

Les socios

Pourtant, au détour d’une discussion ou d’un article parcouru, une même image colle à la peau du supporter. Celle d’un voisin que l’on considère avec une certaine condescendance, celle d’une ombre qui se dessine à l’aune d’un fait divers, d’une provocation. C’est au creux d’une tribune ou d’une chambre d’enfant que naît la passion et qu’elle se transmet. À chaque seconde, on vit au rythme de son équipe. On pleure, on rit, on doute. Et, au risque de paraître stupide, on traîne cet émoi comme une maladie incurable, une maladie dont on ne veut surtout pas guérir.

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Avec la structuration, la modernisation et la montée en puissance de certains clubs, la place du supporter a changé. D’acteur, il est progressivement devenu spectateur, puis simple consommateur. Une position évidente pour le profane mais qui, pour l’initié, est incompréhensible et surtout inacceptable. Luttes intestines, dissolutions d’associations, stigmatisation des ultras… La transformation du public se fait à marche forcée en s’appuyant sur les débordements d’une minorité et les envies d’expansion des clubs. Certains fans n’entendent pourtant pas sortir du jeu sans défendre leur place et la page d’histoire qu’ils représentent.

Une époque charnière pour l’OM

Rassemblés en associations, ils portent un concept venu d’ailleurs (du FC Barcelone ou du Real Madrid, 100 % contrôlés par leurs fans). C’est le mouvement socios, qui se développe dans plusieurs villes de France. Une dizaine de structures s’est en effet constituée ces dernières années avec l’espoir de voir un jour des supporters intégrer pleinement le conseil d’administration des clubs qu’ils soutiennent.

Sans conteste, l’Olympique de Marseille traverse une époque charnière de son histoire. Après les années de disette et la parenthèse enchantée de l’ère Deschamps (et ses six titres nationaux raflés en trois ans), l’OM a vécu une petite révolution avec la prise de contrôle de l’Américain Frank Mc Court. Au travers de son Champion’s Project et sa promesse d’une croissance enfin de retour, le nouvel actionnaire de la maison bleu et blanc entend mettre les supporters dans sa poche en déployant une offre commerciale renouvelée. Dispositif à mi-chemin entre l’abonnement et le club, OM Nation offre des avantages, des réductions et des accès exclusifs… mais pas de réelle perspective d’implication pour les fans dans l’avenir de leur équipe.

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Fondateur du mouvement des socios olympiens, Grégory Durieux a rejoint le Massilia Socios Club. Il pense qu’il faut avancer sur la voie d’une intégration des supporters dans la démarche globale de l’OM.

Initiateur d’un projet dès l’automne 2011, ce garçon estime notamment qu’”à l’époque, Margarita (Louis-Dreyfus, ancienne actionnaire majoritaire du club, ndlr) commençait déjà à affirmer qu’elle n’avait ni les moyens ni l’envie de concurrencer les nouveaux propriétaires qataris du PSG au niveau financier ni même d’injecter de l’argent comme le faisait son époux. À  mon sens, le concept des socios était une alternative à la vente de l’OM à un richissime investisseur étranger. » Mais il avoue avoir « beaucoup de mal à comprendre le scepticisme par rapport à ce projet d’actionnariat populaire ». Avant de poursuivre : « L’idée fait rêver les gens, mais ils ont l’impression que c’est totalement irréalisable en France. J’imagine également qu’une forme de résignation s’est emparée des supporters de l’OM ces dernières années. »

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Morne ambiance

Pour Grégory Durieux, le grand danger de la période actuelle serait de voir l’OM basculer vers un modèle proche de celui du PSG. Il insiste sur le fait que « l’association doit veiller à ce que l’OM conserve son identité et ne se retrouve pas avec un public totalement aseptisé comme celui du Parc des Princes. »

À ce titre, il estime que la présence de supporters dans les organes décisionnaires du club constituerait une garantie pour la préservation de l’identité de l’OM. À l’échelle du pays, Grégory pense que l’idée des socios fait son chemin. Évoquant notamment le modèle de Nantes, “A la nantaise”, il appelle à une plus grande convergence entre les projets existants pour peser réellement sur les institutions et, qui sait, imposer un jour une loi portant sur la représentation des supporters dans les clubs.

Le Parc des Princes a vu son ambiance complètement changer depuis l’instauration du Plan Leproux en 2010, passant d’un public composé d’ultras et d’autres groupes passionnés, voire violents, à une atmosphère beaucoup plus calme voire totalement spectatrice.

Pourtant le mouvement des socios est bel et bien présent au Paris-Saint-Germain. L’envie des supporters de participer à la vie du club est réelle. Seulement, le projet est-il possible sous l’égide du Qatar ? Une telle hyperpuissance laissera-t-elle une place à ses supporters ? Le projet a été mené par des supporters de longue date du club parisien, ceux qui ont assisté à la césure qui s’est produite entre les supporters et le club. Cette césure laisse aujourd’hui place à un public plus consommateurs que supporters.

Les-supporter-MarseillaisDurant la saison 2009-2010, un supporter de Paris a perdu la vie près du Parc des Princes, un grave incident qui a conduit à la dissolution des associations de supporters dans les deux virages et l’instauration du placement aléatoire dans les virages et quart de virage du Parc des Princes. Si la décision semble légitime, elle est jugée disproportionnée. Une surveillance accrue se met en place de la part des dirigeants afin d’éviter la moindre polémique qui puisse entacher l’image du club. Les supporters contestataires peuvent ainsi être entièrement bannis du Parc.

« Un Parc sans ultras, ce n’est pas le Parc »

De ce fait, le PSG ne souhaite aucune association ou groupe de soutien massif en tribune. Une décision pour le moins radicale envers ses supporters qui laisse place maintenant à un public exigeant voire même râleur qui se permet de siffler ses joueurs lorsque le résultat n’est pas au rendez-vous. Un public qui connaît peu, voire pas du tout l’histoire du club de la capital.

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Signe encourageant, un Collectif d’ultras s’est reconstitué en tribune Auteuil pour donner de la voix dans un stade devenu cathédrale. Des milliers de supporters, héritiers directs des associations désormais évanouies, se mobilisent pour animer les travées, former des tifos et porter les valeurs qu’ils estiment indissociables de l’histoire du Paris Saint Germain.

Hakim a 34 ans. Il est proche du mouvement sans avoir encore adhéré et se sent fier de voir revenir des ultras dans son stade. « Pour moi, le Parc sans ultras, ce n’est pas le Parc. On a besoin des chants, de la fierté et des couleurs qu’ils apportent. Je fais partie de ceux qui regrettent amèrement les années 1990 avec les clasicos dantesques, les tifos crédibles et les chants. J’espère que ça reviendra. » A l’automne 2018, le club de la Capitale a lancé une expérimentation autour du blockchain en développant une cryptomonnaie qui permettrait aux supporters « d’investir » dans des projets. Mais on est encore très loin de l’approche citoyenne des socios.

Où sont les valeurs et l’éthique ?

À Nantes, les membres de l’association de socios À la nantaise se mobilisent depuis 2009 pour sauvegarder un patrimoine et des valeurs qui, aujourd’hui, semblent être passés au second plan. Après un tout dernier titre de champion obtenu avec brio en 2001 par la bande d’Eric Carrière et d’Olivier Monterrubio, le FC Nantes Atlantique tourne l’une des plus belles pages de sa riche histoire. Entre galères sportives, relégations et revente du club à l’homme d’affaire franco-polonais Waldemar Kita, le club s’enfonce progressivement dans ce que l’on appelle communément « le ventre mou du championnat ». Exit le fameux jeu à la nantaise qui fit jadis la gloire des Canaris. Le centre de formation, qui, du temps de sa grandeur, fournissait les meilleurs jeunes du championnat et les futurs cadres de l’équipe nationale tombe, lui aussi, en désuétude.

C’est dans ce contexte moribond qu’une poignée d’amoureux s’est décidée à agir et tente depuis près de sept ans de rallier le plus grand nombre à sa cause. Bien structuré, le projet porté par un conseil d’administration composé d’avocats, d’ouvriers ou d’étudiants entend préparer « l’après Kita ». Loin d’avoir la main sur la destinée du club, l’association se voit interdire toute entrée au sein des instances du FCNA par la direction actuelle.

« Depuis une dizaine d’années, les actionnaires successifs ont géré le FC Nantes sans respecter les valeurs et l’éthique qui avaient fait la notoriété du club. Nous souhaitons donc nous engager pour les promouvoir et les remettre au goût du jour », affirme notamment Jérôme Kerviche, avocat et administrateur de l’association. Père de trois garçons, Michael est supporter du FCNA depuis l’âge de 6 ans. Pour lui, « les socios restent une utopie. Mais c’est une utopie nécessaire pour tous les amoureux du club. On ne peut pas le regarder couler sans bouger. J’espère que l’association y arrivera. »

Le jeu à la nantaise

D’anciens joueurs comme Christian Karembeu, Patrice Loko, Reynald Pedros ou Nicolas Ouedec marchent également aux côtés des socios et sont devenus, au fil des ans, membres d’honneur de la structure. Si l’aventure a débuté à deux,  À la Nantaise compte désormais plusieurs milliers de membres actifs disséminés dans toute la France, 26 anciennes figures du club, 25 entreprises partenaires, 3 200 followers sur Twitter et près de 9 000 fans sur Facebook.

En cas d’entrée au conseil d’administration, l’association s’engage à appliquer « le pacte Arribas ». Portant le nom du mythique entraîneur qui a posé les bases du jeu et de la philosophie sportive du club, ce pacte stipule que ses signataires mettront l’accent sur le retour d’un jeu de qualité et de la formation, insisteront sur l’importance d’une gestion saine des finances et contribueront à l’affirmation d’une éthique de club devant unir dirigeants, joueurs et supporters.

Signe des temps, les membres de l’association ont joué un rôle crucial dans l’annulation d’un projet immobilier qu’ils jugeaient inique. Waldemar Kita, poussé par les pouvoirs publics, entendait bâtir un nouveau stade aux abords de Nantes. Petit hic, l’édifice a été jugé inutile par des spécialistes et rejeté par les supporters qui privilégiaient une option allant vers une réfection de la Beaujoire. Il aura fallu patienter des mois pour voir le projet annulé au grand dam de la municipalité et de l’actuel propriétaire du club, lui-même embourbé dans les démêlés judiciaires. C’est donc vers une réflexion globale du rôle et de la fonction du stade historique que s’élancent les Canaris. Une réflexion citoyenne, une co-construction aux antipodes de ce que l’on pense savoir du monde des supporters.

Le temps du renouveau ?

Au-delà de Marseille, de Paris et de Nantes, des projets similaires continuent de se développer. Metz, Nancy, Strasbourg et Niort sont les plus avancés. Chacun, dans le contexte spécifique de son club et de sa région, pousse pour que la voix des supporters soit entendue.

Milos est supporter de Metz. Le club est, actuellement, dans le bon wagon pour retrouver l’élite l’an prochain. Mais pour Milos, ça ne suffit pas. « On ne peut pas se contenter de faire l’ascenseur entre la première et la deuxième division chaque année. On a besoin de garanties et de cohérence. Et là, les socios peuvent apporter du liant et réfléchir sur le long terme. Un socio prendra toujours plus soin du club de son coeur qu’un gratte-papier. » Et, plus loin, au-delà des frontières, le concept est bien plus développé. En Espagne, le FC Barcelone et le Real Madrid sont aux mains des socios, tout comme à Bilbao et Osasuna.

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À Barcelone, par exemple, près de 110 000 personnes élisent le nouveau président du club. Le scrutin a lieu tous les six ans et suscite une assiduité sans commune mesure. Josep a 73 ans. Grand-père et socios du grand Barca, il explique que rien ne le rend plus fier que sa relation si spécifique avec le club de sa vie. « Vous savez… j’ai été grand-père cinq fois. J’ai vécu pas mal de choses. J’ai vu la chute de Franco. Mais rien ne me rend plus heureux que d’emmener mes petits enfants au Camp Nou (le stade du FC Barcelone) en pensant qu’un jour, mon siège sera le leur. »

Et lorsqu’on lui demande si tout ceci n’est, finalement pas, un peu superficiel, Josep s’emporte légèrement et rappelle : « La passion qui anime les supporters et les unit n’est néfaste pour personne. Ce qui nous lie va au-delà d’un score ou d’une banderole. C’est la constitution d’un corps social à part et ouvert à la fois. » / Jérémy Felkowski, Nassima Driouach