Depuis plus de quatre décennies, Vincent Michel bataille pour faire avancer la cause des non-voyants. Le président de la Fédération des aveugles et des amblyopes de France vient de sortir sa biographie, Croire sans voir. Pour Le Zéphyr, il remonte le fil de ses souvenirs jusqu’aux pieds des vignes de son enfance, et revient sur le combat de sa vie.
Mise à jour 7/1/2021 : On apprend que la Fédération des aveugles et amblyopes de France vient d’élire Anne Renoud à sa présidence. Elle avait auparavant présidé l’association FAF-APRIDEV Rhône-Alpes (visant à insérer les personnes en déficience visuelle). Elle remplace ainsi Vincent Michel.
Note de la rédaction : on a échangé avec Vincent Michel avant le début du premier confinement. Le virus commençait à se propager en Europe quand le portrait a été rédigé. Quelques semaines plus tard, avant publication, nous l’avons recontacté pour prendre de ses nouvelles. Il nous a répondu par SMS que tout allait bien de son côté.
« Le toucher, essentiel à l’épanouissement de notre sensorialité, la civilisation occidentale le dévalorise, le condamne. Que dirait une dame dans la rue si, canne blanche à la main, je m’avançais vers elle et lui disais tout de go : ‘Me permettez-vous, madame, de toucher votre visage et la silhouette de votre corps ?’ A coup sûr, la dame interpellée n’aurait cure de ma cécité. A minima, elle m’éconduirait sans ménagement ou, pire, déposerait à mon encontre une plainte pour impertinence ou harcèlement. »
On le confesse volontiers à l’auteur de ces lignes, Vincent Michel : on a bien ri en tombant sur ce passage de Croire sans voir (Les éditions du Cerf, 2020). « Un peu de légèreté ne fait pas de mal, rétorque-t-il avec son accent occitan, chaleureux. Mais le sujet de l’inclusion des personnes aveugles reste un sujet complexe et sérieux. Dans notre société, le toucher est tabou. Or, pour un aveugle, c’est indispensable, poursuit le président de la Fédération des aveugles et des amblyopes de France.
La cause des aveugles
Vincent n’est guère pressé, il prend le temps de choisir ses mots pour dérouler son argumentaire, imparable, bien rôdé. Observez un nourrisson : il ne regarde pas encore, il touche pour se rendre compte de son environnement. Alors pourquoi ne puis-je pas sauter le pas sans ce que ce soit réduit, déprécié, connoté ? Tout est conçu pour les voyants, c’est logique. Il n’empêche, nous avons besoin de parler de notre quotidien pour que vous vous rendiez compte que ce n’est pas évident chaque jour. Imaginez-vous en train d’essayer d’allumer la machine à laver avec un bandeau autour des yeux. »
Aussi loin qu’il s’en souvienne, Vincent Michel, né il y a 70 ans dans le Gard sans la capacité de voir, a toujours défendu la cause des aveugles. Lui sait de quoi il parle ; durant son parcours, au quotidien, il en a eu, des obstacles à éviter, des barrières à contourner, des rejets et l’injustice à surmonter.
La plus cruelle remonte à 1974. Elle frappe de plein fouet le jeune féru d’histoire. « Je souhaite alors passer l’agrégation pour devenir professeur. Or, on m’en empêche, prétextant une réglementation… datant de la période de Vichy, interdisant aux aveugles l’accès à ce concours. Je ressens là de la haine. » Il encaisse le coup, puis contre-attaque, avec brio. Le courage, la passion, le travail et la persévérance payent : il décrochera au final un doctorat en histoire économique et sociale à Nanterre.
L’enthousiasme des hommes et des femmes
Depuis, il estime que la société a évolué, et les politiques ont adopté des lois visant à mieux intégrer les personnes en situation de handicap. Mais cela ne tombe pas du ciel, il le sait bien, lui le passionné d’histoire. « Les avancées, les acquis sociaux, on les obtient grâce à l’enthousiasme des hommes et des femmes qui se mobilisent. On l’a vu en Algérie par exemple (la société civile a éjecté du pouvoir le président Bouteflika, ndlr). »
D’où son appel à la mobilisation : « Il faut se retrousser les manches. C’est bien beau de dire « Tous pourris », mais on peut prendre les choses en main dans le but d’imaginer et construire des sociétés plus justes. » Associations, partis politiques… Pour Vincent, qui ne cache pas son engagement à gauche, l’engagement peut revêtir toutes les formes. « Cela me désole quand je vois que seuls 8 % des salariés sont syndiqués, poursuit-il, si c’était plus, comme en Scandinavie, alors le gouvernement aurait sans doute fait autrement pour sa réforme des retraites (depuis, l’examen au Parlement a été suspendu en raison de la pandémie, ndlr). »
Concernant les personnes non voyantes, tout n’est pas encore parfait. Loin de là. « Il y a une volonté de bien faire, mais ce ne sera jamais assez… » Prenons le cas de l’école. Comment assurer une éducation convenable aux 10 000 enfants aveugles scolarisés, qui ne peuvent lire les consignes du professeur au tableau et assurer l’égalité des chances ? « Il n’existe pas de formule magique. » Faut-il Intégrer davantage d’aveugles dans des classes de jeunes voyants ? Former des classes de non-voyants dans des écoles d’enfants sans handicap visuel ? La question reste ouverte, d’après Vincent.
« Imaginez un acteur interpréter du Piketty »
En tout cas, une chose est sûre : à l’école ou en dehors, une personne avec une déficience visuelle ne pourra pas toujours lire les livres souhaités. Et c’est pour Vincent l’une des plus grandes injustices du siècle. « Je suis malheureux dans une librairie, frustré quand j’écoute les recommandations de lecture de France Inter ou de France Culture ! » On peut écouter de nombreux romans, lus par des comédiens. Il existe aussi des versions en braille pour les amateurs de lecture en silence. Or, explique Vincent, il est difficile de trouver des alternatives aux ouvrages en sciences humaines. « Imaginez un acteur interpréter du Piketty ou du Braudel. C’est compliqué », sourit le militant lettré.
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Mais, alors, qu’est-ce qui coince ? « Il manque une volonté politique, car ce n’est pas une question d’argent. Cela fait longtemps qu’on se bagarre pour avoir des avancées là-dessus. Mais je reste optimiste… Et c’est aussi pour ça que j’ai écrit le livre. »
« Georges Frêche savait reconnaître les talents »
A travers ce manuscrit, l’auteur voulait aussi démontrer que l’« on peut réaliser de grandes choses malgré les difficultés ». Son parcours en est la preuve. Vincent, combatif, a toujours su garder espoir. Pour aider les non-voyants à accéder au savoir, au monde de la culture et du travail (un aveugle sur deux n’a pas d’emploi, rappelle-t-il), il a commencé, très jeune, à se battre. Au sein d’associations, mais aussi en politique, à partir du moment où il a rejoint un certain Georges Frêche, quand celui-ci dirigeait la mairie de Montpellier. Un élu à qui il rend un vibrant hommage dans Croire sans voir, dix ans après sa mort. « Il savait reconnaître les talents, dur et sensible, il était exigeant, pas simple tous les jours », nous précise Vincent Michel lors de notre échange, début mars.
Lors du dernier scrutin municipal, qui s’est déroulé dans d’étranges conditions, son nom a figuré, en position non éligible, sur la liste de Jean-Luc Savy, le maire sortant de Juvignac, à deux pas de la grande cité héraultaise. Le premier magistrat, soutenu par Vincent Michel, a été réélu dès le premier tour.
Sur tout le territoire, à son grand plaisir, quelques personnes en situation de handicap sautent aussi le pas et se présentent aux élections locales, pour devenir conseiller municipal, départemental ou régional. « En revanche, à ma connaissance, il n’y a jamais eu de députés non-voyants, ni de candidat à la présidentielle », ajoute, un brin dépité, l’auteur d’Un aveugle à l’Elysée, un court ouvrage visant à sensibiliser le grand public au sujet de l’inclusion, paru à la présidentielle de 2012.
« Content de ce que j’ai réalisé »
Quelques années plus tard, Françoise Nyssen, alors ministre de la Culture, le décore Chevalier de l’ordre national du mérite. Une médaille non indispensable à ses yeux, tient-il à préciser aujourd’hui. « C’est bien, elle vient récompenser mon parcours, mais ce n’était pas une fin en soi. Je suis juste un type de la campagne. Et j’ai fait ce que j’ai pu : donner de l’amour et de l’espérance. J’ai essayé de faire avancer les choses, mais pas pour collectionner les médailles… »
Dans quelques mois, Vincent Michel quittera ses fonctions à la Fédération. « La vie continue et je suis content de ce que j’ai réalisé, même si rien n’est jamais terminé. Car le but n’est jamais atteint… » Pour illustrer son propos, l’historien cite, par cœur, Georges Brassens : « J’avais acquis cette conviction, qui du reste me navre, que mort ou vivant, c’est pas tous les jours qu’on arrive au Havre. » Cadeau. / Philippe Lesaffre
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