Sur Le Zéphyr, la vigneronne Isabelle Perraud pousse un gros coup de gueule contre le sexisme dans le monde du vin nature. « Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est qu’on respecte les femmes. »

Témoignage à retrouver également dans Le Zéphyr N°7. (A lire : « Y a-t-il du sexisme dans le tanin ? »)

« L’image de la femme qui aime être violentée »

Depuis 2018, Isabelle Perraud et son mari Bruno produisent du vin en biodynamie dans leur domaine situé à Vauxrenard, dans le Rhône. Sur leur site, elle poste régulièrement des billets pour dénoncer le sexisme présent sur certaines étiquettes de vin nature. On a voulu comprendre les origines de son combat.

les couvertures du Zéphyr

Le Zéphyr : Sur votre site et sur les réseaux sociaux, vous dénoncez le sexisme sur les étiquettes de vins. Et vous écrivez qu’il s’agit d’une « cause perdue mais pas désespérée ». Qu’entendez-vous par là ? 

Avant, ces étiquettes, on les voyait peut-être passer, mais on ne s’en offusquait pas trop. On ne les analysait pas beaucoup. Aujourd’hui, avec l’avènement des réseaux sociaux, notamment Instagram, elles circulent davantage, et on est de plus en plus nombreuses à réagir. 

En ce qui concerne le sexisme et les violences faites aux femmes, j’ai cette impression que l’on avance, avec la libération de la parole et #MeToo, mais je vois aussi le message lancé par la nomination du nouveau gouvernement de Jean Castex. Gérald Darmanin a été nommé ministre de l’Intérieur. Il y a certes la présomption d’innocence. Ok. Mais, n’empêche, cela nous donne l’impression que tout ce que l’on a dénoncé jusque là n’est pas important. Je pense qu’une personne accusée d’un crime non sexuel n’aurait jamais eu le poste de premier flic de France. 

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Et concernant les étiquettes sur les bouteilles, c’est la même chose. C’est comme si on dénonçait quelque chose de finalement pas très important. Les vignerons nous expliquent qu’il s’agit de « rigolades entre copains ». On met ça sur le ton de l’humour. Quand je dénonce, on me répond que je suis « coincée ». Or, c’est très grave. Cela peut aller, par exemple, jusqu’à l’incitation au viol avec l’étiquette “GHB pour pécho” (relevée par exemple une internaute, ndlr). Autre exemple, « J’aime quand ça claque », illustrée par une trace rouge de main d’homme sur une fesse de femme. On joue sur l’image de la femme qui aime être violentée, que ce n’est pas grave et que, si elle consomme, on peut en abuser. 

Certaines étiquettes pourraient faire l’objet de poursuites en justice, les vignerons ne se rendent pas compte… Et personne ne fait aucune remarque, rien, à propos de l’image, de l’illustrateur à l’imprimeur. Silence radio. Cela ne choque pas grand-monde, c’est effrayant. 

Cela concerne qui ?

Je suis dans un réseau bio de vin nature et je ne ne vois pas beaucoup d’étiquettes d’autres types de vins. Le vin, c’est un milieu macho, et le vin nature n’est pas épargné. Pour moi, le vin nature est un vin militant, qui va au-delà du bio. On s’affranchit souvent des appellations. Jusqu’à il y a peu, il n’y avait pas de cahier des charges, celui-ci est tout récent. C’est un milieu qui est plutôt orienté à gauche politiquement parlant. Mais sur la question des femmes, on ne se pose pas la question. La cause féministe n’est pas défendue.

« Dans les étiquettes de vins, des messages ringards et dangereux »

À l’opposé des étiquettes classiques des vins conventionnels ou bio, les vignerons qui proposent du vin nature, en principe, ont tendance à innover dans le dessin, et proposent quelque chose qui se veut rigolo. Mais certains véhiculent des messages rétrogrades, ringards et dangereux. Ils pensent peut-être qu’il faut en passer par là pour vendre, faire le buzz… Je ne sais pas.

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Certains rétorquent que c’est de « l’humour ».  Y a-t-il d’autres réactions quand vous dénoncez ?

Certains me disent que j’attaque l’ensemble de la caste et ils se sentent visés. Quand on n’est pas sexistes, ni violents envers les femmes, on ne doit pas se sentir visés par ce que je dénonce. Ou c’est qu’il y a un sérieux problème… On dit que j’attaque « par derrière », mais c’est faux, il n’y a rien de secret. Tout est sur les réseaux sociaux (son compte Twitter, ndlr). Et tout le monde peut voir les étiquettes controversées circuler chez les cavistes, les restaurants, et sur les réseaux sociaux…

D’autres, enfin, tentent de m’amadouer. Un vigneron, une fois que j’avais dénoncé une étiquette très sexiste, est venu par exemple me dire qu’il aimait bien mon vin. Mais cela m’est égal. Je souhaite que l’on ouvre les yeux. Quand le monde du vin fait preuve de sexisme, il faut le dénoncer.

« Mes prises de positions féministes ne sont pas consensuelles »

Mon mari, qui me suit dans mes combats, dit que certains n’achèteront plus mon vin. C’est vrai : je me prive de quelques clients en m’exprimant sur ce sujet, mais ce n’est pas grave. Je suis consciente que mes prises de positions ne sont pas consensuelles. Mais ce qui m’importe aujourd’hui, c’est qu’on respecte les femmes.

Quelles sont les manifestations de ce sexisme ? 

Même si nous sommes de plus en plus nombreuses, nous sommes encore bien inférieures en nombre. Nous sommes souvent considérées comme des « femmes de » – Dans le monde du vin, le statut de « conjointe collaboratrice » a été créée. Nous ne sommes donc « que » conjointes ? Et, encore, il y a peu, ce statut n’existait même pas, et les femmes n’avaient aucun statut. Moi, pendant longtemps, je n’en avais pas, et je ne trouvais même pas ça anormal… 

Tu vois, il y a bien des femmes ! » « Ok, il y en a une… »

Les femmes sont indispensables sur les domaine, néanmoins peu sont à des postes de commandement. Quand une femme est nommée à un poste au sein des interprofessions, par exemple, on nous le fait bien remarquer. “Tu vois, il y a bien des femmes ! » Ok, il y en a une…

Selon des témoignages, quand des clients rentrent dans une cave et qu’ils voient une femme et un homme, instinctivement, ils vont se tourner vers l’homme, considéré comme celui qui sait. 

J’ai entendu ce type de témoignages, mais je ne l’ai jamais vécue, moi qui commercialise. Peut-être parce que mon mari se met volontairement en retrait ? Ou peut-être que dans mes gestes et mon regard, je fais comprendre que l’on peut s’adresser à moi. Quand une femme va s’imposer au sein d’un domaine, on va toujours dire d’elle qu’elle a un sacré caractère. On ne dit jamais cela d’un homme. Un homme qui n’a pas de caractère aura sa place naturellement, puisque c’est un homme.

« On sent cette envie de s’exprimer »

Des actrices du vin se regroupent et s’assemblent pour se faire entendre au niveau national et international, avec Women do wine…

Tout à fait. J’ai fait partie du lancement du mouvement. J’étais dans le bureau pendant un temps avant de prendre la présidence de Bien Boire en Beaujolais, une association qui regroupe environ 200 vignerons pour organiser un gros événement une fois par an.

Lors de la première rencontre de Women do wine, organisée à Paris l’an dernier, j’ai participé à une table ronde pour parler du sexisme dans le monde du vin. J’ai bien ressenti que les femmes avaient besoin d’être épaulées, il y a des histoires de harcèlements, d’agressions, de viols, et on sent cette envie de s’exprimer. Les femmes, souvent, ne se sentent pas légitimes de s’imposer, et de voir des femmes parler donne du courage à d’autres. Que des femmes prennent un micro et dénoncent certaines choses, c’est une avancée. Et les hommes devraient travailler à nos côtés, plutôt que de se sentir exclus…

« Crier dans la rue, c’est un des moyens de se faire entendre »

Une tribune, signée par des acteurs du monde du vin et de la bière, a circulé, justement, pour dire stop aux sexisme, le Plaidoyer de soutien antisexiste.

Cet engagement à nos côtés est important. Dans les manifestations féministes récentes, je vois peu d’hommes, pourquoi ne se sentent-ils pas concernés ? Dès que je peux, je participe à des marches contre les violences faites aux femmes, et c’est très émouvant, moi je pleure beaucoup, elles sont en colère et blessées. Car elles ne sont pas entendues, et c’est difficile… Et crier dans la rue, c’est un des moyens de se faire entendre !

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Vous avez lancé un appel à candidature pour trouver un ou une illustratrice dans le but de créer une nouvelle étiquette et lutter contre les violences. 

Oui, ce sera pour septembre. Ce sera une étiquette qui exprimera le ras-le-bol que l’on a vis-à-vis de ces étiquettes graveleuses et sexistes. Ce sera une étiquette pas vulgaire, parce que je ne le suis pas. Une étiquette où la femme, juste un instant, prendra le pouvoir !

Je reverserai une partie de l’argent récolté à des associations qui luttent contre les violences faites aux femmes. Je ne veux pas qu’on dise que je cherche uniquement à faire le buzz. Bon, mais s’il y en a un, eh bien, tant mieux. Que ça serve à quelque chose…

« Vigneron intoxiqué à cause d’un insecticide »

Justement vous prenez la parole sur votre site. C’est pour sensibiliser, pousse des coups de gueule ?

J’ai commencé 2007 à parler du vin, du travail à la vigne et j’ai fini par partager mes réflexions, oui…

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Vous êtes dans ce milieu depuis quand ? 

Au départ, mon objectif n’était pas de travailler dans la viticulture, personne n’y travaille dans ma famille. Mais j’ai rencontré Bruno, vigneron (et enfant de vignerons), et nous nous sommes mariés en 1989. Et puis je me suis formée pour me sentir plus légitime. Mais je suis une autodidacte. 

Vous êtes en bio depuis 2002 et, aujourd’hui, en biodynamie (certifié Demeter) sur l’ensemble de votre domaine. Quel avait été le déclic ? 

En 1999, Bruno s’est intoxiqué gravement à cause d’un insecticide, qu’il a inhalé. Il a perdu connaissance, il est tombé malade. On se posait déjà quelques questions, mais on a décidé d’arrêter toute utilisation de produits chimiques dans les vignes. Et, ensuite, on s’est engagés vers des certifications bio, puis Demeter. Cela nous oblige à être rigoureux.

On essaie depuis plus de 20 ans de rééquilibrer le système et d’améliorer des sols qui ont beaucoup souffert. C’est difficile. C’est un engagement sur la durée. Aujourd’hui, nos vignes sont assez isolés des autres vignes et plutôt protégées. Donc, il y a peu de pulvérisations extérieures qui pourrait polluer nos sols et nos raisins… / Propos recueillis par Frédéric Emmerich